À quel prix la liberté?

Thuan Tran (Steve)

Témoignage d’une famille de “Boat People” qui a fui le Vietnam après-guerre en 1981
                 
Je dédie cet écrit à Ngoc Dung, ma femme et ma fidèle partenaire, qui a partagé avec moi les hauts et les bas de mes quarante-huit dernières années. Je dédie également mon écrit à Ngoc Lan, ma belle-sœur, qui avait participé à notre première tentative d’évasion; à Ky Nam, son fils, qui en était témoin lui-même... depuis le ventre de sa mère. Cette version Française (de l’original “ Vượt biên lan man tự truyện”) s'adresse particulièrement aux jeunes générations Vietnamiennes Francophones, à qui la langue Vietnamienne semblerait trop dure à “croquer”. Grâce à ce témoignage personnel, ils pourront, un jour, comprendre pourquoi, comment et surtout quel prix leurs parents ont dû payer, pour qu’ils puissent être transplantés dans les pays où ils sont, garder la tête haute, libres avec tant d'opportunités d’exceller, bien loin de leur terre ancestrale.
Bien que l'Exode ait commencé il y a 45 ans, en 1975 pour être exact, après la défaite du Sud-Vietnam, passé entre les mains des forces Communistes, le témoignage des « Boat People » reste encore si frais, si vivant, presque une plaie ouverte dans l'esprit de la plupart des émigrés Vietnamiens. Tout le monde aurait une histoire à partager, sinon de son expérience personnelle, du moins de ce qu'il avait entendu de la part des personnes de sa connaissance, de membres de sa famille ou de ce qu'il avait lu à propos de ce temps pénible. 
La plupart de ces témoignages de survivants sont très sanglants et effrayants, comme ceux qui ont été sauvés de l'île de Koh Kra. D'une île Thaïlandaise, inconnue et désolée, elle est devenue une île notoire où les pirates Thaïlandais avaient victimisé des centaines d'émigrants vietnamiens innocents. Ils ont attaqué, kidnappé et gardé en captivité leurs malheureuses victimes pendant des semaines. Ces pêcheurs devenus monstres avaient succombé à leur instinct animal le plus bas et étaient devenus des pirates impitoyables. Pêchant le jour, ils revenaient nuit après nuit pour torturer leurs victimes, les violer et, dans de nombreux cas, tuer ceux qui osaient résister. Le rapport final du HCR (Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés) a montré qu'ils auraient tué plus de 600 personnes, rien qu'à Koh Kra.

Mon histoire, bien que partageant le même sujet, a une fin heureuse. Elle se déroule cependant, toujours avec beaucoup de suspense, de tension et d'incertitude douloureuse. Elle offre un aperçu de la société Sud-Vietnamien après la défaite finale en 1975, contre leurs “frères rouges" venus du Nord. Elle aborde l'atrocité du soi-disant "programme de rééducation" Communiste. Elle ramène également l'ombre de quelques connaissances dont la vie s’est croisée avec la mienne dans ma tentative d'évasion. Ces sombres souvenirs me hantent encore après tant de décennies. Étonnamment, elle comporte également une série d'événements extraordinaires à couper le souffle: de joie, de bonheur, voire d’euphorie!

UNE VICTOIRE MAUDITE
Au début de cette tristement célèbre année de 1975, même après mon mariage deux ans plus tôt, nous vivions encore avec mes parents à Saigon, moi, ma femme et mon fils âgé de quelques mois. Cette cohabitation qui, même loin d’être parfaite, était très populaire, voire souhaitée dans la plupart des familles asiatiques. Cette tradition était particulièrement bénéfique pour moi et ma femme qui enseignions au Lycée Public An My à Binh Duong, à environ trente kilomètres de Saigon. En notre absence, mes parents, qui étaient encore en excellente forme, s’offraient à prendre soin de notre enfant. Notre horaire dépassait rarement trois jours par semaine. A Saigon, j'avais aussi accepté, depuis 1972, un poste d'enseignant à l’Institut Lasan Taberd, une prodigieuse école catholique privée, ce qui me prenait encore deux jours de mon temps. J'avais encore pleinement de temps avec ma famille. Financièrement, nous étions un peu mieux lotis que la plupart de mes collègues parce que nous travaillions tous les deux et que nous n'avions pas à payer le loyer ni la plupart des autres dépenses.
Malheureusement, lorsque la guerre s'est terminée le 30 avril 1975, avec la victoire du Nord-Vietnam communiste, au lieu d'adopter une politique de réconciliation, les vainqueurs ont mené une campagne de vengeance impitoyable. Le nouveau régime a attiré tous les anciens officiers militaires et responsables gouvernementaux de l'ancien Vietnam du Sud dans le soi-disant "Programme de rééducation", où ils ont été traités comme des animaux, condamnés aux travaux forcés, mourant de faim. Un grand nombre d'entre eux ont été incarcérés pendant plus d'une décennie, sans aucun jugement. Avec plus de 300.000 prisonniers politiques et de guerre, des camps de concentration communistes poussaient partout dans le pays comme des champignons après une bonne saison de pluie. Avec l'homme, traditionnellement le gagne-pain de la famille, incarcéré, la vie d’après-guerre de la plupart des familles Sud-Vietnamiennes soudainement devenait même plus intenable qu’en temps de guerre. Rien ne semblait plus le même, surtout pour les pauvres femmes qui devaient désormais jouer un double-rôle en l'absence de leurs époux.
Le matin du 19 mai 1975, deux semaines après la victoire Communiste, pour la première fois, la nouvelle autorité obligeait la population du Sud à descendre dans la rue pour fêter l'anniversaire de "l'Oncle Ho". Il se trouvait que c'était aussi mon 26e anniversaire!
Après avoir fini mes études à la Faculté de Pédagogie de Saigon en 1971, j'ai reçu une affectation comme enseignant dans un lycée public à Binh Duong. Cependant, comme tous les profs de sexe masculin en ce temps de guerre intense, j'ai dû joindre un programme de formation militaire d'officier au Centre d'Entraînement d'Infanterie de Thu Duc. Cela signifiait qu'en plus d'être enseignant, j'étais également officier, (sous-lieutenant en 1975) prêt pour le champ de bataille si la situation l'exigeait. Après la prise de contrôle du Sud-Vietnam par les communistes, tous les officiers militaires, à partir du grade de sous-lieutenant, ainsi que la plupart des fonctionnaires de l'ancien régime, ont reçu l'ordre de se présenter au Centre Régional d’acceuil, pour s'inscrire au soi-disant “programme de rééducation” (Học Tập Cải Tạo). Ce « jeu de mots », à la fois bienveillant et si anodin, avait pris les Sud-Vietnamiens au dépourvu. Des centaines de milliers d'entre eux s'étaient présentés volontairement sans aucune résistance.
J'avais entendu ce terme “Học tập cải tạo” sept ans plus tôt, de la bouche d'un officier de l'armée du Nord-Vietnam, qui fouillait ma résidence à Hue, lors de l’infâme offensive du Tết Mậu Thân (*) en 1968. Il nous a dit d'un ton presque amical: "Ne vous inquiétez pas, nous nous battons pour libérer la ville ainsi que sa population, nous ne ferons de mal à personne! Cependant, cet après-midi, préparez-vous à vous rendre au temple Bouddhiste de Tu Dam pour une séance de rééducation”. Nous ne comprenions pas de quoi il s’agissait, mais nous étions d'accord tout de même. Peu de temps après, un nouveau groupe de combattants était venu remplacer l'ancien, et personne ne nous a rappelé cette demande, alors nous avons essayé de nous tenir hors de vue, et complètement ignoré l'ordre et agi comme si de rien n’était. Nous avons eu beaucoup de chance d’avoir pu éluder l’invitation, sinon, nous aurions dû finir par être portés disparus, comme était le sort de plus de quatre mille habitants de Hue, pour la plupart, des civils innocents et naïfs, qui avaient répondu à cette “invitation” cordiale. Les VC les ont tous tués avant de se retirer de la ville après leur défaite, rarement avec une balle, mais plus souvent avec des coups de baïonnettes ou de crosses de fusil ou même des coups de pelles en pleine tête. Beaucoup d'entre eux étaient encore en vie lorsqu'ils ont été́ ensevelis dans des tombes collectives peu profondes, dispersées dans les environs de la ville pendant la courte occupation.
(*) L'offensive du Têt Mau Than était une attaque-surprise des forces communistes en 1968 qui avaient violé la trêve du Nouvel An lunaire, au cours de laquelle elles ont attaqué toutes les grandes villes du Sud. Hue, l’ancienne Cité Impériale, a été occupée pendant 26 jours et a subi la perte la plus importante en termes de destruction et de perte de vie.
Cette notification “de rééducation" est revenue sept ans plus tard, en 1975, avec une formulation plus perverse et trompeuse: "…Tout participant doit apporter suffisamment de vêtements, de médicaments et d'argent de poche pour dix jours...". Tout le monde supposait donc que le programme ne durerait que dix jours. Ces officiers et leurs familles ont découvert très vite qu'ils avaient été grossièrement induits en erreur. En réalité, ils ont été condamnés aux travaux forcés, sans aucun procès, pendant plusieurs années, en moyenne de 3 à 17 ans, traités comme des animaux, pratiquement affamés en permanence, tout en faisant un dur labeur! Beaucoup n'ont pas survécu aux traitements brutaux, à la malnutrition et aux maladies ; le paludisme était l'une d'entre elles.
Plus tard, les Viet Cong ont soutenu qu'ils n'avaient pas menti à ce sujet des "dix jours": "Nous vous avons demandé d'avoir assez de vêtements, de médicaments et d'argent pour dix jours”, disaient-ils, “mais nous n'avons jamais dit que le programme de rééducation durerait dix jours! Ce serait insensé! Vous n'êtes pas prisonniers; seuls les prisonniers auraient reçu une peine de prison! Vous étiez participants volontaires d’un programme humanitaire qui vous aiderait à vous améliorer et à devenir une personne nouvelle et meilleure! C'est donc à vous de décider du temps qu'il vous faudra pour le faire! Cela peut durer un mois, dix mois, dix ans ou plus si nécessaire!"
En tant qu'officier, j'avais la possibilité d'assister à ce soi-disant programme de rééducation à Saigon, où j'habitais, ou à Binh Duong, où je travaillais. J'ai choisi Binh Duong, bien que leur notification comportât une grande différence pour ce qui était de la durée du programme. L'annonce de Binh Duong, avec le même contenu que celle annoncée à Saigon, mais au lieu de “dix jours”, disait “trente jours”. Pourquoi j’ai décidé d'assister à ce "programme" malgré les mauvaises expériences que j'avais eues auparavant avec les Viet Cong ? En partie, parce que ma mémoire n'était pas très bonne, j'avais déjà oublié ce qui s’était passé dans ma ville natale sept ans plus tôt! J’étais peut-être assez naïf pour croire que maintenant la guerre était terminée en leur faveur, qu'ils avaient le contrôle total de tout le pays, il n'y aurait aucune raison pour qu'ils maltraitent un professeur anodin comme moi.                                                                     
Pourquoi ne pas assister au programme à Saigon, qui était trois fois plus court ? Tout simplement parce que je me demandais, en toute naïveté, comment je pouvais être sûr qu'il n'y aurait pas d'autres sessions de dix jours supplémentaires plus tard ? Si cela se produisait, comment pourrais-je gérer mon enseignement à Binh Duong ? Alors de bonne foi, j'ai décidé de suivre le programme de 30 jours à la place! C'était une décision stupide, j'en conviens, mais cette fois, c'était cette stupidité qui a sauvé ma peau!
Après plus de trois mois de "cours intensifs d'endoctrinement”, lors de la première célébration de l'Indépendance Communiste Vietnamienne après la réunification "forcée" du pays, le 02 septembre 1975, à la demande du Comité Révolutionnaire Provincial de Binh Duong, tous les officiers d'origine enseignants ont été graciés et libérés, pour être prêts pour la nouvelle année scolaire de 1976. Certains des camarades de ma promo, apparemment plus malins que moi, qui avaient choisi Saigon, tentés par un terme beaucoup plus court, se sont retrouvés dans ces camps de concentration, avec un traitement plus intolérable, pendant deux années ou plus. L'un d'eux n'a pas survécu l’épreuve!                                                                      

”Attestation d'achèvement du programme “Học Tập Cải Tạo”.
Tenant l'attestation d'achèvement du programme de la main d'une de mes anciennes étudiantes, j'ai été tellement surpris de découvrir qu'en plus de toute autre information d'identification, ce document montrait que j'avais... deux “titres” différents:                                
1- Titre officiel (Chức vụ công khai): Enseignant (Giáo Sư)
2- Titre “Secret” (Chức vụ bí mật): Sous-lieutenant* (Thiếu Úy)*
(*) Avant 1975, mon titre officiel en Vietnamien était “Sỹ Quan Biệt Phái”. Ce qui signifie littéralement, Sỹ Quan = Officier, Biệt = spécial, Phái = Envoyé. Alors pendant mon incarcération, l'officier Communiste en charge de l’interrogation n'arrêtait pas de me demander quelle était ma mission secrète? J'ai répondu: Aucune. Il n'était pas content de cette réponse. "Vous êtes un officier spécialement envoyé… bien sûr, pour une mission, qu'est-ce que c'était?” Dans leurs esprits malades, je devais avoir travaillé pour la CIA.
J'ai commencé à comprendre que la mentalité Communiste n'a jamais changé. Même de nos jours, les VC se méfient de tout, de n'importe qui. Ils voient des espions partout! La raison semblait bien simple: Les communistes, quelle que soit leur nationalité: Chinois, Cubains, Coréens ou Vietnamiens, sont passés maîtres dans l’art d’espionner! Pendant la guerre, ils ont réussi à implanter leurs espions dans presque tous les secteurs, privés ou publics du Sud-Vietnam : militaire, administration, organisations religieuses, médiatiques, universitaires…    
Des milliers de patriotes sud vietnamiens qui avaient rejoint les communistes dans leur lutte contre l'occupation française au début des années 40 ont renoncé à leur affiliation communiste pour différentes raisons, comme le général Tran Thien Khiem, le général de brigade Pham Ngoc Thao… Des milliers d'autres avec des parents ou des frères et sœurs qui avaient rejoint le VC et qui étaient encore dans leur rang jusqu'à la fin de la guerre du Vietnam, certains occupant une position élevée dans l'organisation communiste… ont été naivement et sans méfiance intégrés voire même promus par le gouvernement du Sud-Vietnam à différents postes cruciaux dans l’administration, y compris les forces armées, la police, le service du renseignement, comme le général Duong Van Minh, le général Nguyen Huu Hanh …  pour n’en nommer que quelques uns! Je n'ai pas l’intention d’accuser tous ces gens d'être des espions des VC, mais en étant si ignorant et naïf dans son combat contre un adversaire si diabolique, le gouvernement sud-vietnamien a créé une occasion en or pour les communistes de s'infiltrer et de gagner cette guerre.                 
Par contre, du côté communiste, si un individu avait un membre de sa famille, des parents ou des frères et sœurs qui avait fui le Nord-Vietnam pour aller se réinstaller dans le Sud comme le permettait l'Accord de Genève en 1954, ces individus étaient traités comme des proscrits, de vrais parias, non seulement par le gouvernement mais aussi par l'ensemble de la société, bien sûr sous la direction de l'autorité communiste. En conséquence, cet individu mourrait de faim pour la simple raison que personne ne serait disposé à l'embaucher même pour un poste de concierge; leurs enfants ne seraient pas admis à l’école; personne n'oserait même se lier d'amitié avec eux, et ainsi de suite. Cela dit, je n’ai approuvé ou toléré cette politique inhumaine, mais si le Sud-Vietnam n'avait adopté qu'un dixième de cette mentalité malade, je crois que nous n'aurions jamais perdu cette maudite guerre.
Mes voisins ont été assez surpris de me voir rentrer si tôt. Aucun d'entre eux n'avait encore d'informations sur le sort de ses proches! J'ai réalisé à quel point j'avais eu de la chance.
Le 22 septembre 1975, vingt jours après ma libération, Hanoï a lancé le premier change de monnaie, en fait une dévaluation monétaire qu'ils avaient préparée dans le plus grand secret et après l'annonce d'un couvre-feu sur tout le territoire Sud Vietnamien! Le nouveau taux : 500 anciens "dong" (monnaie Vietnamienne) pour un nouveau "dong", une perte soudaine de 500% de son ancienne valeur! Et pas plus de 100,000 anciens dongs par famille! Par exemple, si vous aviez un million de "dongs", vous ne pourriez échanger que 1/10 de cet argent contre la nouvelle devise, et 900.000 dongs restants sont soudainement devenus des déchets!           
De cette politique délibérée et malveillante, le maximum qu'une famille pouvait posséder n'était pas plus de 200 nouveaux dongs! Qui a dit que les VC (Vietnamiens communistes) sont des connards? Ils étaient au contraire très intelligents ou plutôt maléfiques et sans scrupules! Après plus d'un siècle, le Capitalisme n'a pas réussi à apporter l'égalité dans leur société. En moins de cinq mois, le nouveau régime totalitaire avait réussi à établir leur égalité sociale absolue à la manière du Premier Ministre d’Angleterre Winston Churchill l'avait défini dans une déclaration très célèbre : “ Le vice du Capitalisme est la distribution inégale des richesses. La vertu du Communisme est une répartition égale de la pauvreté”. Une réalité nue et amère que nous avions tous enfin compris, certes un peu trop tard!
La population, principalement dans les grandes villes, pas seulement les riches, même les propriétaires de petites entreprises, les gens de la classe moyenne, ont été profondément traumatisés. Pris par surprise, ils avaient perdu presque tout, ce pour quoi ils avaient travaillé si dur. Leur argent s'est évaporé tout d’un coup sous la baguette magique des VC! Beaucoup d'entre eux se sont suicidés après cette journée infâme! Certains sont morts seuls, en sautant d'un pont, ou d’un balcon ; d'autres sont morts ensemble, en famille, après avoir ingéré de la nourriture mélangée avec du poison pour rats! Malheureusement, ce ne fut pas le seul changement de devise; il y en eut encore un ou deux autres dans les cinq années qui suivaient! Où d'autres dans le monde pouvez-vous trouver un régime plus ignoble que celui des Communistes?
Peu de temps après, ajoutant à cette sombre image, notre lycée a été fermé à la fin de cette année scolaire. Le corps enseignant était dissous et transféré. Ma femme et moi avions reçu une nouvelle affectation au lycée Tan Uyen, presque deux fois plus loin, tout à côté de l'ancienne zone de guerre très connue, le "Chien khu D." (Maquis D) Nous nous sommes battus férocement contre cette décision avec de bonnes raisons : notre fils, qui n'avait qu'un an, vivait à Saigon la plupart du temps avec ses grands-parents, et avait grand besoin de notre présence! Finalement, nous avions dû accepter un compromis: Moi, j'irai seul à Tan Uyen; ma femme, de sa côté, prendrait son nouveau poste à Lai Thieu, à 19 km, mi-chemin de Saigon. Outre le temps que j’ai dû passer au “Camp de rééducation“, c'était la deuxième fois que nous venions à une séparation temporaire.
J'étais tellement choqué et déçu par les conditions du nouveau lycée. Les traces de guerre étaient encore visibles, palpables, partout. Un char Russe T 54 carbonisé gisait toujours juste devant l'entrée de l'école. Un quart des classes avaient été gravement endommagées lors de la bataille finale et étaient restées dans un état horrible. L'école n'avait pas d'électricité, pas d'approvisionnement en eau et pas de lits pour ceux qui devaient s’y passer la nuit. Il n'y avait rien à espérer de l’autorité de l'école. Une exception pourtant, "quelque chose" qu'elle seule avait : Des FANTÔMES! Oui, sans blague! Il y avait eu beaucoup de combats dans le quartier de l'école. De nombreux civils innocents et combattants des deux côtés y avaient été tués, tout récemment. Chaque fois que j'allais au marché local pour acheter de la nourriture, sachant que j'étais un enseignant de cette école, quelqu'un me demandait, avec tout le sérieux en baissant sa voix: “Professeur, les fantômes sont-ils toujours actifs dans votre école?” Je n'ai rien vu de paranormal quand j'étais là, mais certains de mes collègues m'ont assuré qu'ils l'avaient vu plus d'une fois!
Mes horaires de travail avaient changé. Je travaillais maintenant six jours dont deux jours je devais passer la nuit au lycée. Après la dévaluation, comme professeur de lycée, mon salaire mensuel était de 60 dongs. Vous vous demanderez peut-être ce que je pouvais faire avec ces 60 dongs? Vraiment, vous voulez le savoir? Croyez-le ou non, avec tout mon salaire, je pouvais acheter par exemple... 600 grammes de café moulu de pauvre qualité́ ou 12 litres de mauvaise essence sur le marché noir. Oui, vous avez bien entendu! C'est la vérité, seulement la vérité, et rien que la vérité! C'est au-delà de tout entendement, et c'est dingue! Partout et en tout temps, on travaille pour gagner sa vie, pour soi-même mais aussi pour sa famille! À cette époque, comme tout le monde du côté des "perdants", nous devions réduire notre niveau de vie au strict minimum, “ne respirer qu'avec… un seul poumon“ comme disaient certains, et devions encore brader, de temps en temps, ce que nous pouvions encore trouver en notre possession: de vieux vêtements, chaussures, cravates, montre, appareil photo, radio, lecteur de cassettes… des choses dont nous n'avions plus l'usage, mais très recherchées du côté des «gagnants» car ils n'avaient jamais vu des choses aussi luxueuses même… dans leur rêve le plus fou!
Après cette année scolaire difficile, avec l'aide d'une connaissance et, bien sûr, au prix d’un petit pot-de-vin, le district scolaire de Song Be (Nouveau nom de Binh Dương) a finalement accepté ma demande de transfert et rejoindre ma femme au lycée Lai Thieu.
Durant les années suivant la défaite du Sud Vietnam, les compétences de survie sont devenues un vrai instinct pour nous aider à subsister contre les épreuves de “Thời bao cấp“ (Période de Subvention). Le système de distribution des produits quel qu’il soit, via des coupons, était entièrement dans les mains du gouvernement. En principe le prix était plus bas comparé au marché noir, mais la queue était si longue que, bien souvent, quand venait votre tour, les étagères étaient déjà vides, vous rentriez bredouilles après de longues heures d’attente. Bien sûr, il y a un autre hic : ces coupons n'étaient disponibles que pour les résidents enregistrés. Sans cette preuve de résidence, dommage, vous ne pouviez même pas passer la nuit chez vos parents; vous risquiez de finir la nuit au poste de police. Il y avait une grave pénurie de presque tout, mais vous pouviez acheter n'importe quoi sur le marché noir où le prix était exorbitant. L'enregistrement résidentiel était la façon sophistiquée du nouveau régime de contrôler et de réprimer ses citoyens! De nombreux résidents de Saigon, l'ancienne capitale du Sud, avaient été illégalement et par force, expulsés de leur propre maison et transférés dans de soi-disant “Nouvelles zones économiques“, où ils n'avaient aucune chance de survivre. Ces gens qui étaient autrefois des gens de la classe moyenne se sont retrouvés soudainement transplantés dans une zone dure et hostile avec presque rien: pas de lumière, pas d'eau courante, aucune aide de la part des autorités locales. Ils n'avaient pas d'autre choix que de ramener femme et enfants dans leur vieux quartier, où étant sans-abri, ils dormaient sur le trottoir, quelquefois devant leurs anciennes maisons. C'était une scène déchirante.
Pour vraiment comprendre à quel point le régime communiste était vicieux, il faut vivre avec eux, en être un témoin.
Avec l’encouragement de mes parents, surtout de ma mère, j'ai décidé de faire un choix radical et plutôt dangereux : le seul moyen de sortir de cet enfer était de s'échapper! Plus facile à dire qu'à faire! Bien plus dangereux que "La grande évasion” de Steve Mc Queen. (*) Notre évasion exigerait plus, beaucoup plus! Premièrement, le prix de la liberté n'était pas bas. La seule monnaie acceptable était l'or, l'or pur de 24 carats. Deuxièmement, nous devions traverser la mer, pas des clôtures barbelés comme M. McQueen, faire face au danger imprévisible de la mer et des pirates Thaïlandais qui avaient infesté la mer du Sud! Ces pêcheurs devenus pirates, s’étaient montrés plus endurcis et plus impitoyables, leurs attaques escaladaient jour après jour. Au début, ils attaquaient leurs victimes pour voler leurs biens. Plus tard, en plus de leurs possessions, ils violaient les femmes, kidnappaient les filles qui tombaient sous leurs mains. Pour les faire taire, ils tuaient leurs victimes, d’abords ceux ou celles qui osaient résister, plus tard tous les témoins de leurs crimes sans discernement.
(*) Joué par Steve McQueen dans des années 60! Dans ce film, aussi loin que je me souvienne, un ancien pilote américain, prisonnier de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale, a tenté tant de fois de s'échapper d'un camp de concentration allemand mais a échoué. Lors de sa dernière tentative, il a volé une moto allemande, il a audacieusement sauté par-dessus une clôture de barbelés de deux mètres du poste de contrôle de la prison, mais il a été abattu et ramené en prison.
Avec un salaire mensuel égal au prix de 600 gr de café moulu, comment avons-nous pu nous permettre le “voyage“? Dans mon cas, cela aurait été impossible sans l'aide de mes parents. Ils ne supportaient pas de nous voir si misérables, alors ils nous ont proposé d'aider avec tout ce qu'il faut pour nous faire sortir clandestinement du pays! Avoir les "moyens" était la première condition mais ce n’était pas tout! Imaginez simplement acheter en ligne. Vous ne savez pas grand-chose sur le vendeur, aucune photo de la marchandise, seulement une description orale, aucune politique de retour ou de remboursement, et la plupart du temps, vous devez payer en espèces, avant même de voir ou mettre la main sur la “marchandise”! Décider à qui faire confiance pour distribuer son or était un véritable “casse-tête”, un vrai cauchemar! On n'avait d'autre choix que de recourir aux conseils de Jésus: “Heureux ceux qui croient sans voir…“ Un conseil très risqué, enseigné par notre bon Seigneur. À y croire, sans aucun doute, vous finirez par faire faillite! Mais bien des fois, vous n’avez pas d’autre option. Rien ne garantissait que vous ne seriez pas trompé, pas une fois, peut-être plusieurs fois jusqu'à ce que vous soyez complètement fauché. Dans de nombreux cas, après avoir tout perdu et fait quelques mois de taule, vous finirez par abandonner cette idée folle. J'étais presque de ceux-là jusqu'à mon dernier essai! Dans une société pauvre et affamée comme la nôtre, l’instinct de survie dominait et l’escroquerie florissait. Il n'y avait rien pour dissuader les malfaiteurs! Personne n'osait les dénoncer aux autorités car vous risqueriez de vous dénoncer en premier! La seule chose que vous pouviez faire, si vous aviez les couilles bien sûr, c’était de prendre les choses dans vos propres mains et rendre justice en votre faveur : saigner le fils de pute! Cela semblait cruel mais croyez-moi, c’est arrivé plusieurs fois.
À une époque difficile, même impossible, où “même les lampadaires voudraient fuir s'ils pouvaient marcher“, tous les esprits sains partageaient le même rêve : s'échapper. Cependant, leur planification pourrait varier d'un à l'autre en fonction de l'argent dont ils disposaient. Ceux qui, avec moins d’argent, et qui ne pouvaient pas se permettre un “voyage” en bateau, pouvaient quand même tenter leur chance en rejoignant un petit groupe, pour une "visite guidée", à pied bien sûr, à travers les jungles, jusqu’au delà des frontières du Cambodge ou de la Thaïlande, traversant parfois par erreur les “champs de la mort” (Nom du film “The killing fields”, 1984) de ces guérilleros sanguinaires de Pol Pot!                                              
Comme la plupart des évasions se faisaient en bateau, les personnes ayant une formation dans la Marine étaient très demandées. Les candidats disponibles étaient des anciens sous-officiers (*) qui pouvaient prouver ou... se vanter de leur expérience de la navigation. Ils obtiendraient une place gratuite pour eux-mêmes et parfois, avec un peu de chance, pour toute sa famille! Devinez le risque pris par les passagers d'un bateau qui avaient un imposteur à la place du Capitaine!
*Les officiers, étant incarcérés dans les camps de concentration, ne furent disponibles que beaucoup plus tard.
Enfin, il y avait aussi des gens qui n'avaient jamais pensé à s'échapper, qui n'avaient peut-être même pas de bonnes raisons de le faire, mais par chance, vivant dans une région côtière, ou près d’un cours d’eau, un canal, une rivière… et un beau soir, sortant la nuit pour aller attraper quelques grenouilles ou crabes, s’étaient trouvés au bon endroit et au bon moment où un "embarquement" a eu lieu. Si le gars était timide, il risquait de se faire kidnapper par l’équipage pour raison de sécurité ; s’il était malin, il saisissait l'opportunité de sa vie en sautant dans le bateau avec d'autres passagers. Personne n'aurait osé protester par crainte de compromettre la sécurité du groupe.
Passons aux choses sérieuses maintenant. S’évader par bateau ce n’est pas prendre une croisière, c’est une dangereuse tentative de traverser la mer dans une coquille de noix dont tout incident peut vous coûter la vie, et les mauvais incidents peuvent se produire n’importe quand et bien souvent : Les gardes côtières communistes, des incidents mécaniques, l’intempérie, des actes de piraterie… D'après le rapport du HCR, environ 25 à 30 % de ceux qui ont fui n'ont pas réussi à s'en sortir. Ils avaient payé le “ prix ultime” pour une liberté qu'ils ne pourraient jamais goûter! Les archives de l'ONU ont montré que 700.000 boat people Vietnamiens avaient été secourus et réinstallés, ce qui signifie que plus de 200.000 autres auraient péri dans leur quête de liberté.

UNE ERREUR TRÈS COÛTEUSE
En 1978, mon frère aîné a rencontré T.T. Binh, un vieil ami de notre famille qui était notre précepteur de maths bien longtemps avant. Binh a dit à mon frère qu'il allait laisser son fils aîné quitter le pays par voie du nouveau “Projet de départ semi-officiel“ (Chương trình vượt biên bán chính thức), un programme permettant aux Vietnamiens d'origine Chinoise de quitter le pays pour un prix très élevé payé en or. Cette initiative a été officieusement soutenue, voire parrainée par l'Autorité Communiste Centrale. Ils ont tenté de se débarrasser des habitants sino-vietnamiens qu’ils soupçonnaient d'être des espions Chinois, après de violents incidents militaires aux frontières de deux anciens et très proches alliés communistes. Ce faisant, ils pouvaient s'enrichir très rapidement en confisquant tous leurs biens laissés sur place et aussi en facturant aux participants des frais très élevés. Chaque candidat paierait sa place en or pur, en moyenne de dix à douze taels d'or (*TDO), soit le triple du tarif moyen du voyage illégal en bateau.
(*) Tael d’or (TDO), ou «Lượng» en Vietnamien, est une ancienne unité de poids en Extrême Orient pour l'or, égal à 37,8 gr contre 28,3 gr dans une once Américaine d'or de 24 carats).
Le gars nous a assuré qu'il connaissait bien les personnes en charge de l'opération, qu’ils étaient très fiables, et si nous étions intéressés par le projet, il serait plus qu'heureux de nous présenter le groupe et de nous laisser traiter directement avec eux. Nous avions tout de suite accepté son offre! Le lendemain, deux gars, accompagnés de la femme de notre “ami”, se sont présentés à notre domicile dans une jeep. Quand 99٪ de la population se déplaçait à pied ou à vélo, conduire une voiture était un moyen sûr de nous impressionner! Comme prévu, ils nous ont donné des informations concernant leur plan en général, la description du bateau qu'ils construisaient, la date de départ envisagée. La seule raison qui ralentissait leur projet, disaient-ils, était le manque de fonds pour le terminer. Donc, si nous étions prêts à nous engager financièrement tout de suite, ils pourraient nous offrir une remise exceptionnelle de plus de 50% par rapport à la normale : 5 TDO par adulte, 3 TDO pour enfant, totalisant 13 TDO pour ma famille de trois personnes. (*)
(*) La valeur actuelle de 13 TDO est près de 30.000 USD basée sur la valeur d’or du jour, $1.800.00/ounce (9/14/2021)  
Ils avaient même proposé de nous emmener dans leur voiture sur le chantier pour un rapide coup d'œil du bateau avant que nous ayons à prendre une décision. Alors que la plupart des gens n'osaient même pas chuchoter à propos de leur projet d'évasion, ces gars-là allaient nous emmener au chantier pour regarder le bateau! Incroyable! Ce que nous avions vu ce jour n'était pas encore un bateau, encore moins cet invincible "Titanic" qu'ils avaient décrit ; c'était plutôt une étape très préliminaire, je dirais même une “ étape embryonnaire “ du bateau! Une personne "normale" en plein possession de ses moyens, aurait dû trouver cette anomalie suspecte, et aurait dû se rendre compte que son fantasme était bien mal engagé. Hélas, j’étais bien loin de cet état d'esprit, j’étais possédé, aveuglé par ce désir brûlant d'évasion. J'ai vainement essayé de nier la dure réalité.
De retour chez moi, après quelques discussions avec ma maman, nous avons accepté leur offre, et il nous fallait leur remettre la somme convenue de 13 TDO en tout...
Les organisateurs nous ont rappelé de leur procurer quelques photos pour obtenir une fausse pièce d'identité Chinoise!
Nous faisions un petit effort pour avoir l’air Chinois dans ces photos d’identité.
Le temps a passé et nous n'avons rien entendu de leur part. Frustré, je leur ai demandé ce qui se passait? Ils ont dit que le Comité Central de Hanoï avait temporairement interrompu l'opération pour réévaluation. Ils nous ont simplement conseillé de nous accrocher en attendant le feu vert de Hanoi. Ce feu vert n'est jamais venu.
J'ai finalement réalisé que quelque chose s'était mal passé, très mal! Le sentiment d'être dupé m’a rongé profondément et me rendait fou. Sachant que j'ai atteint le "point d'ébullition", mon ancien précepteur m’a enfin avoué qu'il ne savait pas grand-chose de ces mecs comme il l’avait prétendu. J’ai pensé sérieusement à me venger. Pourtant, c'est plus facile à dire qu'à faire. Juste penser aux conséquences qui pourraient arriver à ma famille et à moi-même à cause d'un moment de rage m’a vite dissuadé!  
Cet homme nous a sans doute menti sur sa relation avec les “organisateurs”, mais sa véritable intention n'était pas forcément de nous tromper. Il a peut-être voulu faire une commission pour lui-même ou comme condition pour obtenir une place gratuite pour son fils. C'était méprisable mais une pratique très répandue! Dans un temps difficile où la survie était l'objectif premier, l'éthique et la haute moralité devaient faire place à l'instinct animal. Quoi qu'il en soit, je le tenais toujours responsable de ma perte. Sans ses chaleureuses recommandations, nous n'aurions jamais commis à la légère une erreur aussi stupide et coûteuse!

UNE INFORTUNE... QUI S’EST BIEN TERMINÉE!
En 1979, alors que nous enseignions toujours au district scolaire de Lai Thieu, le mari de ma belle-sœur, Lieutenant Pharmacien Diep Tu K., m'a dit qu'il allait joindre une de ses connaissances qui se préparait à s'échapper bientôt par bateau. Sa femme NL, dentiste, était la sœur cadette de ma femme. Nous étions des amis très proches. NL était enceinte à l'époque de son premier bébé. L’ami de K m'a dit qu'il allait nous faire payer huit TDO pour le voyage, dont un que je devais déposer un tout de suite. Les sept restants étaient à payer au moment de l'embarquement. Ce n’est jamais un choix facile! Faire confiance ou ne pas faire confiance à un étranger dans une situation pareille est la décision la plus difficile à prendre car elle n'est pas basée sur des faits ou sur une compilation intelligente d'informations, mais uniquement sur votre intuition! Me faire pigeonner dans ma première tentative me remplissait toujours de rage et laissait encore un goût amer dans ma bouche. Je détestais jouer avec l'argent de mes parents, cependant, rien ne peut réussir si on ne tente pas sa chance. Après avoir consulté ma famille, encore une fois, j'ai accepté l’offre. Nous serions informés de la date de départ 24h à l'avance et un guide serait désigné pour chaque groupe.
En préparation du voyage, ma femme avait cousu une ceinture en tissu noir, d'environ 5 cm de large, que j’attacherais discrètement à ma taille, dans laquelle je pouvais cacher les sept TDO que nous devions encore au propriétaire du bateau. De son côté, elle a également tenté de cacher cinq bagues en or (1/10 du Tael/chacune) en les insérant à l'intérieur de la manche de son soutien-gorge. Elles nous serviraient de petit argent de survie si nous avions la chance d'atteindre un des camps de réfugiés.
Parmi ceux qui avaient rejoint notre groupe se trouvaient la mère de K. et Tuan, mon jeune beau-frère, âgé de 19 ans, qui s'était échappé d'un centre d'entraînement militaire Communiste où il faisait son service militaire contre son gré.
Dix jours après mon paiement initial, nous avons reçu le feu vert pour le départ. Le guide qui nous a été assigné n’était autre que le gars à qui j'avais parlé la première fois. Il m'avait donné quelques instructions concernant l'itinéraire. Le jour J, nous avions rendez-vous avec lui vers midi, au Port de Ninh Kieu, dans la province de Can Tho, à 170 km au sud-ouest de Saigon. K., sa femme, sa mère et mon beau-frère appartenaient à un autre groupe. Mon cœur a commencé à battre fort juste après l'annonce.
Nous étions prêts très tôt le jour du départ, malgré une nuit longue et presque sans sommeil, alors qu'il faisait encore nuit dehors. Comment dormir quand on a tant de choses en tête ? Tristes de quitter nos proches, pleins d'anxiété face à l'incertitude des jours à venir, une aventure dont personne ne pouvait jamais prédire l'issue. Cependant, le moment le plus déchirant pour nous a été indéniablement le moment de dire adieu à mes parents! Dans le silence de la nuit, nous nous sommes embrassés, nous efforçant de retenir nos émotions, même si les larmes n'arrêtaient pas de couler. Mon père, tout en serrant dans ses bras son petit-fils encore endormi, a dit une prière demandant à Dieu de nous protéger contre tout mal.
Les lampadaires étaient toujours allumés, une brise fraîche du petit matin m’a fait frissonner quand je suis sorti de chez moi. Avec mon fils dans une main, j'ai tiré ma femme de l'autre, comme si je voulais fuir ce moment douloureux, n'osant même pas regarder en arrière. Nous reverrons-nous jamais ou était-ce la dernière fois ? Mais bien vite je me suis dit : “Bon courage mon vieux, l'avenir de ta petite famille est désormais dans tes mains!
Avec le recul, je n'arrive pas à me rappeler quelle force nous avait conduits pour être à l'heure au rendez-vous : Le quartier Ninh Kieu, un site incontournable de Can Tho que je n'avais pas encore eu l'occasion de visiter! Mon but ultime était de trouver mon guide, la seule personne qui nous guiderait jusqu'au bateau ; le perdre signifierait tout perdre. J'ai regardé désespérément d'avant en arrière, dans toutes les directions, essayant de le localiser dans la foule. Après une dizaine de longues minutes, je l'ai enfin aperçu s'approchant de ma gauche, tournant sa tête nerveusement comme s'il nous cherchait aussi. J'avais l'intention de me rapprocher pour qu'il puisse me reconnaître et partager avec moi des instructions sur la marche à suivre. Le moment où il m'a repéré, ses yeux me disaient qu’il était très agité. Sans un mot, il a arrêté un “ Xe lôi đạp “ (*), il a sauté dessus et il est parti! Le salaud!
(*) Le “Xe lôi đạp” est une construction plutôt rudimentaire... pourtant “géniale”, montée sur deux roues et attachée derrière un vélo ou une moto, utilisé comme un moyen de transport publique, principalement dans certains pays Asiatiques pauvres.

Pris complètement par surprise, sans délai, j'ai arrêté un autre "Xe Loi". Les yeux toujours rivés sur le véhicule du guide, j'ai rapidement aidé ma femme et mon fils à monter et j'ai ordonné au conducteur, d'une voix très hâtive, de suivre l'autre « Xe Loi », à environ 20 mètres devant nous! Je me suis vraiment énervé contre le guide! Son comportement imprévisible pouvait nous mettre en danger! La police communiste avait des yeux et des oreilles partout ; tout incident pouvait être détecté et entraîner par suite une arrestation et une peine de prison. J'ai continué à suivre des yeux notre gars. Après avoir traversé un petit pont, je l'ai vu s'arrêter et entrer dans un petit café. Comme son ombre, j’ai suivi ses pas et nous y sommes entrés. Nous nous sommes assis et comme lui, nous avons commandé un café au lait glacé. Ma boisson n'était même pas encore prête quand j'ai vu notre stupide guide finir rapidement sa limonade, poser son verre et sortir d’un pas décidé, ignorant complètement notre présence! Une fois de plus, le gars nous a pris par surprise! Je n'avais pas d'autre choix que de presser ma femme et mon enfant à sortir du café, n'osant même pas regarder dans mon dos, sachant que certains des clients devaient nous regarder et se demander ce que ces fous étaient en train de conspirer ? Le guide a traversé la rue et s'est dirigé vers un débarcadère pour les bateaux-taxis; il est monté dans l'un d’eux dont le moteur était en marche et s'asseyait à l'avant. Nous l'avions suivi à quelques pas derrière mais nous nous sommes assis plutôt à l'arrière. Il y avait environ quatre ou cinq passagers sur le bateau-taxi. Après une dizaine de minutes d'attente, le bateau est enfin parti.

Vivant dans un régime communiste, vous devez apprendre très tôt à ne faire confiance à personne, car tout le monde, même vos voisins sont susceptibles de vous espionner! Une pratique hautement saluée par le régime. Ils nous ont traités comme des suspects dans notre propre pays. Pour aller d'une ville à l'autre, vous devez demander un permis. Par exemple, dans notre situation, nous aurions de gros ennuis s'ils nous attrapaient à Can Tho, une province à 170 km de Saigon où nous habitions, pour une raison simple : nous n'avions pas de permis pour y aller! De vieilles connaissances sont soudainement devenues suspicieuses et indûment curieuses lorsqu'elles vous regardaient. Avant de quitter Saigon, ma femme et mon fils ont enfilé de vieux vêtements, portant un “ Nón Lá “, un chapeau conique en feuille de palmier, s'efforçant de se fondre dans la foule, mais leur peau claire et leur comportement plutôt citadin pourrait trahir leur déguisement.
Je détestais tellement la conduite incohérente du guide. J'aurais aimé pouvoir trouver une occasion d'être seul avec lui pour lui donner une leçon... sur la technique fondamentale de guide! Nous ne pouvions pas toujours nous fier au Seigneur pour nous protéger contre la Sécurité Communiste chaque fois que des incidents stupides se produisaient!
Environ quarante- cinq minutes plus tard, le bateau, apparemment arrivé à sa destination, ralentit et aborda un petit appontement. Le guide gardait toujours sa bouche fermée comme s'il n'avait jamais eu de langue. Il est sorti en regardant d'avant en arrière, s'est dirigé vers un autre bateau plus petit et a sauté dessus! Nous avons fait de même. Le bateau est parti rapidement avec seulement nous quatre comme passagers. Je ne me souvenais pas du nom de la rivière, mais c'était une grande rivière et son eau était trouble et assez turbulente. Aucun de nous n'avait de gilet de sauvetage. En cas d'accident, les chances de survie étaient minimes!
Encore deux longues heures de navigation sur cette eau agitée, lorsque la lumière du jour a commencé à faiblir, le bateau s'est arrêté enfin le long d'une petite jetée. Le guide a finalement ouvert la bouche pour annoncer que nous étions arrivés au dernier arrêt, une presqu’île, avec une pente d'environ dix mètres au-dessus du niveau de l'eau, couverte de buissons et d'arbres. Nous avons suivi le guide sur cette pente où nous étions si heureux de revoir les autres membres de la famille déjà là, au “rendez-vous”. J'ai vu aussi Tỵ, un ami très proche de K., également lieutenant pharmacien sous l’ancien régime, accompagné aussi de sa mère célibataire. Ces deux gars, comme des frères jumeaux, partageaient tant de ressemblances : Fils uniques dont le père était décédé ou qui a rejoint les forces communistes même avant sa naissance, comme c’était le cas de K., ils ont grandi avec leurs mères. Tous les deux Sudistes, costauds, dynamiques, drôles, épicuriens dans le bon sens du mot, qui appréciaient le “ bon vivant”, la bonne cuisine, les bons plats. Pharmaciens, tous les deux travaillaient au Centre Medical du District de Phu Nhuan. La seule petite différence: Ty était encore célibataire.
Le guide nous a conseillé de chercher un endroit pour nous reposer, de ne pas se déplacer et de ne pas faire de bruit en attendant l'arrivée du gros bateau. Et il a disparu. Je ne l’ai pas revu depuis ce moment. J'ai entendu un gars, qui semblait bien connaître cette région, dire que nous étions à Soc Trang, une province à 65 km au sud-est de Can Tho, à environ 3 heures de bateau jusqu'à l'estuaire. J'ai étalé un morceau de nylon pour que nous puissions nous asseoir. J'ai sorti de mon sac du pain avec quelques tranches de "chả lụa" (pâte de porc cuite à la vapeur) que nous avions apporté depuis notre départ de la maison tôt ce matin et je l'ai partagé avec ma femme et mon fils. À l'exception de mon fils, qui a eu un “snack” de temps en temps pendant le voyage, c'était notre tout premier repas aujourd'hui! Nous n'avions pas faim cependant. Manger ne semblait pas être une priorité dans des situations exceptionnelles comme la nôtre! Il y a un dicton Français : “Qui dort dine!”. On pourrait adapter ce dicton à notre situation:  celui qui a peur, a sa bouche pleine!                                                                   
Le repas terminé, nous nous sommes allongés pour nous détendre après une journée longue et stressante. Mon corps était complètement submergé par la fatigue! Je gardais les yeux fermés, à moitié endormi, à moitié éveillé. Dans l'obscurité de la nuit, j'ai entendu quelqu'un ronfler à proximité. De temps en temps, le bruit cadencé d'un bateau qui approchait nous réveillait, et je me demandais: était-ce celui que nous attendions ? Je ne pouvais pas me rappeler combien de bateaux étaient passés, car je retombais très vite dans mon sommeil! Compter les bateaux aurait certainement le même effet que compter les moutons!                                                    
À un moment inattendu, nous avions été brutalement arrachés hors de notre sommeil par quelqu'un qui criait: “Réveillez-vous, réveillez-vous vite! Le bateau ne peut pas venir au rendez-vous! Nous devons quitter cette place immédiatement et retourner à Saigon!” Je n'ai jamais ressenti une peur pareille de toute ma vie; mon sang s’est glacé, mon cœur résonnait comme les tambours “Taiko” Japonais!  D’un mouvement incontrôlable, avec ma main, j’ai cherché ma femme et mon fils dans le noir. Instantanément, des coups de feu ont brisé le silence de la nuit comme si nous étions pris au milieu d'une embuscade. On entendait au-dessus de nos têtes le sifflement déchirant des balles qui frappaient les branches, le bruit lourd des pas qui couraient, accompagnés des jurons des forces de sécurité communistes locales: “Putain de merde, restez où vous êtes! Ne courez pas, ou on va vous faire sauter la tête!”
Étonnamment, juste après la première rafale des mitraillettes, la peur m’a quitté, aussi soudainement qu’elle m’avait possédé quelques minutes plus tôt! Bien au contraire, j'avais l'impression d'être subitement submergé par une étrange sérénité au milieu de ce gros bordel! Cela semblait dingue pour certains, mais j'ai déjà vécu cette réaction plusieurs fois auparavant. Pour moi, la peur n'est rien que le sentiment inconfortable en face d’une menace imminente, anonyme, qu'on ne peut savoir ni quand ni comment ça va se dérouler? C’est cette présence fantomatique, ce sentiment d'une menace inconnue qui vous fait peur! Mais quand cela se déploie, quand on peut identifier le danger, on n'aurait plus peur, on doit lui faire face! L’instinct de survie repousse et vainc cette peur. Ma première réaction a été de pousser ma femme et mon fils au sol et d'utiliser mon corps pour les protéger. Je pouvais entendre ma femme pleurer doucement sous moi, implorant tous les Saints dont elle pouvait se rappeler le nom! Deux gars ont convergé vers moi, l'un pointant sa lampe torche, l'autre son AK 47 dans ma direction. Ils m'ont ordonné de me lever; puis, ils m'ont attaché par derrière, aux coudes, avec une corde. Bien sûr, je n'ai pas résisté, mais par réflexe, j'ai essayé discrètement d'écarter légèrement le haut de mes bras pour pouvoir ensuite bouger plus librement mes mains. Tous les hommes ont fini comme moi, ficelés comme des saucissons; les femmes et des enfants sont restés libres. Quand ils ont enfin fini leur foutu travail, il était environ 4 heures du matin, et l'obscurité nous entourait toujours. Environ une heure après l'incursion-surprise, nous avons reçu l'ordre de nous rassembler dans une zone dégagée, alignés et conduits à un petit canal, reliant cette zone à la rivière, où se trouvaient déjà 2 ou 3 sampans motorisés qui nous attendaient. Avec les bras attachés dans le dos, je ne pouvais rien faire pour aider ma pauvre femme à porter notre fils et son sac. Pour atteindre les sampans, nous avons dû marcher dans l'eau, au-dessus du niveau des genoux, avant de nous y faire embarquer. Cela m'a brisé le cœur de voir ma femme se débattre désespérément jusqu'à ce qu'une autre personne vienne l’aider à monter sur le petit bateau. Je n'allais pas mieux mais j’ai réussi quand même, bien sûr, avec l'aide des autres.                                                                                                           

Quand tous les détenus ont enfin embarqué dans les sampans, notre “convoi” a reçu l’ordre de quitter la zone. Il faisait encore noir! J'étais très préoccupé par mon trésor caché, toujours attaché autour de ma taille au cours de ces dernières 24 heures. Si les gardes le découvraient, ils ne manqueraient pas non seulement de le voler mais aussi de rendre ma vie encore plus misérable. Pour les Communistes, faire souffrir les riches était un devoir et aussi leur plus grand plaisir. Cela dit, malgré le danger, je ne voulais pas me débarrasser de cette fortune. C’est impensable! Je savais avec certitude que si je perdais cet or, je n'aurais pas d'autre choix que de dire adieu à toute future tentative d'évasion. Ne sachant pas quoi en faire, j'ai enlevé la “ceinture” (Contenant mes 7 TDO) de ma taille et l'ai mise dans la poche de mon pantalon. Je me suis tourné vers ma femme, ses yeux encore humides, avec notre fils endormi dans ses bras, j’ai essayé de la réconforter et de la préparer à ce qui allait se passer ensuite: l'interrogatoire. Il nous faudrait adopter une même histoire dont la moitié serait fictive, à raconter à quiconque en charge de l’interrogatoire: L'histoire était de nous rapetisser et de rendre notre situation plus pitoyable. Au lieu de se présenter comme quelqu'un de riche, essayant de s'échapper parce qu'il détestait le nouveau régime! J'ai dû faire comprendre à ma femme que c’est très important que nous chantions la même chanson! Avec le recul, je me demande combien de gars auraient réagi comme moi, dans une situation aussi précaire et stressante? Avec mes bras toujours attachés, incertain de ce qui allait se passer ensuite, comment pouvais-je réussir à garder la tête froide et à inventer une telle histoire? J'aurais pu être un bon écrivain ou au moins un grand conteur avec une telle imagination!
Non loin de moi, la mère de Ky s'est tournée vers son fils, lui chuchotant quelque chose à l'oreille, et peu de temps après, je l'ai vue laisser tomber quelque chose dans l'eau en silence. Plus tard, j'ai découvert qu'elle avait, comme la plupart des passagers, décidé de se débarrasser de leur or dans la rivière: “Je préfère jeter mon or dans la rivière que de laisser les Viet Cong me le voler!” disait-elle plus tard, apparemment sans regret! Pour moi, cela devrait être très douloureux pour quiconque de faire un choix aussi désespéré! Un acte qui, sans aucun doute, allait la ronger pour le reste de sa vie. Bien sûr, moi-même, je n'étais pas mieux puisque je ne savais toujours quoi faire avec mon or. Je me suis dit: ce serait peut-être mieux de séparer mes TDO (Taels d’or) au lieu de les garder ensemble. Au moins, j'aurai plus d'une chance de les sauver, même un seul TDO, au lieu de tout perdre? Ce disant, j'ai sorti un TDO de ma ceinture de transport, et avec quelque hésitation, je l'ai mis séparément dans une autre poche.                                   
Nous sommes arrivés à destination après environ une heure de trajet. Au moment où nous sortions des sampans, le ciel commençait à s'éclairer lentement. Les gardes ont commencé à détacher les hommes et nous ont tous précipités dans une grande pièce, à l'intérieur du siège de la Commune. Ils ont quitté temporairement la pièce après avoir verrouillé de l’extérieur la grande porte en bois. D’un coup, tout s’est réveillé en moi, j'étais plus alerte que jamais, libre de toute fatigue, douleur ou détresse. J'ai jeté́ un rapide coup d’œil tout autour de moi, essayant désespérément de trouver un endroit où je pourrais temporairement cacher mon trésor. Mes yeux se sont arrêtés sur un monticule de paddy (*), à peu près à hauteur de genou, à une extrémité de la pièce. Je me suis avancé rapidement vers cette zone et me suis assis, m'appuyant contre le monticule, comme si j'étais complètement extenué. Les yeux mi-clos, mais toujours très vigilants, je me suis assuré que personne ne regardait dans ma direction, j'ai sorti discrètement la “ceinture d'or” et l'ai enfouie rapidement sous le paddy. Je me sentais tellement soulagé d’avoir pu enfin me débarasser temporairement cet or de ma poche. Je me fichais pour le moment de ce qui allait arriver. Après tout, j'ai toujours un autre TDO dans ma poche.                                                  
(*) Riz battu mais non débarrassé de ses glumelles adhérentes ni usiné.                        

Jusqu'à présent, j'ai fait de mon mieux pour réagir à une situation fluide qui ne cessait de changer, basé uniquement sur mon intuition, mon réflexe, plutôt qu'une réponse rationnelle.
Les gardes sont revenus et ont ordonné à tous les détenus de sexe masculin de sortir de la pièce; seules les femmes et les enfants sont restés. J'ai ressenti un vrai coup au creux de mon estomac. Il était temps de dire “Au revoir” ou peut-être… “Adieu” à mes 6 TDO encore cachés sous ce monticule de paddy. À Dieu ne plaise!                                                    
Une fois dehors, le gardien nous a ordonné de nous mettre en colonne pour la fouille corporelle. Comme j'avais gardé un TDO dans ma poche et que je ne savais toujours pas quoi en faire, j'ai choisi de me glisser parmi les derniers de cette ligne, en essayant de gagner du temps et d’observer la façon dont il effectuait la fouille au corps. Tout d'abord, je l’ai vu tapoter les détenus, fouiller leurs poches et leurs portefeuilles, puis leur demander de baisser leurs pantalons et leurs sous-vêtements pour s'assurer qu'ils n'avaient rien collé sur leur corps. Une idée m'est venue à l'esprit. J'ai sorti mon TDO de ma poche, je l'ai mis entre la plante de mon pied droit et la sandale en cuir que je portais, et j'ai marché dessus. (Le TDO est constitué de feuilles d'or rectangulaires d'environ 4cm×10cm, très fines, enveloppées de papier jaune foncé).                
Bientôt venait mon tour. Après avoir laissé le type me tapoter le corps, je lui ai “respectueusement” tendu mon portefeuille, dans lequel il y a encore de l'argent, une photo de Sainte Marie de Lourdes. Il me l'a rendu aussitôt. Ensuite, j'ai abaissé mon pantalon et mes sous-vêtements sans sortir de mes sandales. Le gardien a hoché sa tête pour me faire savoir que la fouille était terminée. Poliment, je l'ai remercié et je me suis écarté. J'ai été surpris qu'il n'ait même pas remarqué l’alliance (*) que j'ai oubliée d’enlever de mon doigt. Après tout, même avec le seul TDO restant dans ma poche, après cette fouille, nous devrions être le "couple le plus riche" parmi notre groupe.
(*) En or de 18 carats, une commande personnalisée, simple mais pas moins de bon goût, avec la date anniversaire du 12 octobre 1973, gravée de l'intérieur

Pendant ce temps, les gardiennes effectuaient la même fouille corporelle de leurs détenues à l'intérieur de la pièce fermée, m'a dit plus tard ma femme. La chance était aussi de son côté car ils n'ont pas détecté sa bague de diamant cachée dans l'attache en soie de son chapeau conique, les cinq bagues en or cousues à l'intérieur de son soutien-gorge, ni le billet de 100 dollars à l'intérieur de la ceinture du pantalon de mon fils.
La porte était enfin ouverte, les femmes et les enfants sortaient sans leurs bagages. Un gardien nous a ordonné de le suivre. Il n'a pas dit où, mais j'ai deviné que la prochaine destination serait la prison du district. Il semblait qu’il était temps d’admettre que je ne reverrais plus jamais mes 6 TDO encore cachés dans cette salle!
Sous la surveillance d'un garde armé, nous sommes sortis de l’immeuble, hagards, complètement épuisés après une journée entière de tension continue, privés de sommeil, de nourriture, et maintenant, d'espoir! Les habitants de la commune, qui devraient être au courant de l'arrestation de boat people la nuit dernière, se tenaient le long de la rue. Ils nous regardaient d'un air curieux comme si nous étions venus d'une autre planète, mais sans animosité particulière. Tout d'un coup, le gardien nous a donné l'ordre de nous arrêter et d'attendre. Il a dit que l'attente pourrait être plus longue que prévue, alors au lieu de rester dans la rue, il nous a permis d'entrer dans les maisons qui bordaient notre route. Nous avons beaucoup hésité quand quelques femmes sont sorties de leur maison et nous ont invités à entrer et à partager leur petit déjeuner. Nous n'avons pas pu refuser car elles semblaient vraiment très accueillantes et gentilles après tout. Elles ont même essayé de nous réconforter en plaisantant: “Ne vous en faites pas! Tout ira bien! Ne perdez pas courage, vous avez échoué cette fois, essayez encore et encore jusqu'à ce que vous réussissiez”. Elles ont sorti du riz fraîchement cuit qui fumait encore et qui sentait bon, avec des petites crevettes frites, du poisson séché, des tranches de pastèque et d’ananas et ont insisté pour que nous partagions le repas avec leur famille. Bien que affamés, nous avons accepté leur offre à contrecœur, seulement pour ne pas blesser leur générosité. Nous étions particulièrement surpris par leur attitude inhabituellement chaleureuse, par leur consolation parfois "réactionnaire" malgré la présence du gardien. Je n'ai trouvé une explication vraisemblable que bien plus tard! Ces femmes si accueillantes qui ont partagé leur repas avec nous et qui nous ont consolés si ouvertement n'étaient pas de vraies Samaritaines. Elles devraient être les femmes ou les proches de nos persécuteurs. Elles ont joué tout simplement leur rôle de consolatrices dans toute cette mascarade. Pour ces gens, nous n'étions pas leurs ennemis, en revanche leur “poules aux œufs d'or”! Avant la victoire communiste, c'étaient des gens ordinaires et démunis vivant à la campagne, peut-être des sympathisants qui avaient des liens avec «l'autre côté». Maintenant, avec leur nouvelle position, en tant que membres des forces de sécurité locales, ils ont trouvé des moyens pour s'enrichir en raflant tout ce que leurs prisonniers possédaient: or, bijoux, même leurs beaux vêtements. Quarante ans se sont déjà écoulés mais je ne leur garde toujours aucune rancune, au contraire, j'apprécie leur “gentillesse”! Oui, ils nous ont arrêtés, ils nous ont volés, mais ces “paysans convertis communistes” auraient pu nous traiter de manière beaucoup plus méchante s'ils avaient choisi de le faire! Leur jovialité, leur hospitalité même simulées, sont des particularités typiques des gens du Sud Vietnam, quelles que soient leurs convictions politiques! Si nous étions détenus dans le Nord ou dans le Centre du Vietnam, notre histoire aurait dû prendre un tournant beaucoup plus tragique!  
Nous ne savions toujours pas la raison de la longue attente. Vers quatre heures, après presque trois quarts d’heure depuis l'arrêt, nous avons finalement reçu l'ordre de retourner récupérer nos bagages avant d'être conduits à la prison du district de Long Phu. L'annonce m'a réveillé comme d’un coup de fouet, malgré tout, la chance ne m’avait pas encore abandonné, c’était ma dernière chance pour recouvrer le reste de mes TDO encore enfouis sous ce monticule de paddy. J'ai fait part à ma femme de mon intention et à grand pas, j’ai couru vers la salle de la commune. J'étais parmi les premiers à y entrer. Pendant que tout le monde était occupé à vérifier ses affaires, avec beaucoup de discrétion, j'ai plongé ma main sous le paddy, la déplaçant d'avant en arrière, de gauche à droite, cherchant nerveusement ma "ceinture". Cela ne m'a pas pris plus de cinq ou six secondes, pourtant, cela m'a semblé être une éternité avant de pouvoir enfin la toucher du bout de mes doigts! Je l'ai retirée rapidement et l'ai remise dans ma poche! J'ai senti un vrai tsunami d'adrénaline submerger mon système! Je ne savais pas que faire de ma récupération, et franchement, je m'en fichais! Ce que j'ai désespérément essayé de faire jusqu’à maintenant n'était rien d'autre que de retarder ce moment pénible où mon geôlier allait enfin découvrir ma tentative. Sans doute, il allait me taper un bon coup sur ma gueule, il tirerait la "ceinture" de ma poche, la mettrait dans la sienne, et cela mettrait fin à ce suspense intense! Alors, pourquoi m'en soucier? Que sera sera!
Nous étions bientôt de retour dans les sampans, en route pour une nouvelle destination. J'ai entendu de nombreuses plaintes parmi les détenus que quelqu’un avait fouillé leurs sacs et volé tout objet de valeur. C'est pour cette maudite raison qu’ils nous ont éloignés plus tôt cet après-midi, ce qui leur avait permis de fouiller nos affaires et voler tout objet de valeur qui s'y cachait. Ce jeu de “Chasse au trésor" devait être la partie la plus excitante de leur travail! La nuit, ils étaient des chasseurs d'hommes, le jour ils devenaient des chasseurs de trésors! Ma femme n’en croyait plus ses oreilles quand je lui disais que j'ai réussi à récupérer tout mon or. J'ai essayé de lui rappeler une fois de plus le "scénario" que nous devrions dire à l'interrogateur. Dans le sampan, j'ai pris mon fils des mains de sa mère et je l'ai tenu dans les miennes. Je me sentais coupable de ne pas avoir pu passer plus de temps avec lui ces deux derniers jours. Il avait l'air d'aller bien parce que je ne l'ai pas vu pleurer depuis que nous avons quitté la maison. Il était plus endurant que je ne le pensais!

Nous sommes arrivés enfin au Centre de Détention du District de Long Phu. Il était environ 18 heures et le soleil commençait à descendre à l’horizon. Les gardes nous ont emmenés dans une grande cour entourée de clôtures en fils de fer barbelés, avec un mât de drapeau au milieu de la cour principale. Ils nous ont divisés en deux groupes : les femmes et les enfants au centre de la cour, les hommes à l'avant gauche du bureau principal, face au mât de drapeau. Comme j'étais toujours conscient du danger de ma " mission impossible ", j'ai choisi de m'asseoir à l'arrière de mon groupe.
La lumière du jour commençait à s’effacer doucement lorsque les gardes ont commencé à fouiller le premier groupe. Le spectacle semblait attirer l’attention complète des curieux, excepté moi car j’avais d’autres chats à fouetter : Sans perdre de temps, j'ai regardé autour de moi, essayant désespérément de trouver un endroit où je pourrais cacher mon trésor une nouvelle fois. Il y avait une rangée de jeunes peupliers derrière l'endroit où je suis assis ; l'un d'eux était à environ une soixantaine de centimètres de moi, avec un tas d'herbes mortes à sa base. Quelle merveilleuse découverte! Je savais ce que je devais faire ensuite. Je devais me méfier car à environ moins d’une dizaine de mètres sur mon côté droit, des gardes se tenaient là, à l'entrée de leur bureau, regardant la fouille corporelle qui se déroulait devant eux. J'ai sorti la "ceinture" (dans laquelle j'ai ajouté à la dernière minute, le TDO que j'ai gardé à part plus tôt) de ma poche. Alors que tout le monde semblait tellement absorbé par le spectacle de la fouille, j'ai reculé, toujours sur mes fesses, lentement, très lentement, centimètre par centimètre, jusqu'à ce que je sois à une distance accessible de l'arbre. D'un mouvement rapide et précis, j'ai rapidement enfoui ma ceinture sous ce tas d'herbes mortes. Ni vu ni connu, je suis retourné à ma rangée avec mon cœur battant très fort dans ma poitrine. Personne n'a semblé remarquer mon mouvement. J'ai encore marqué un but sous la bienveillance du bon Dieu! Je n'avais aucun doute qu'ils allaient me boucler dans quelques instants, mais je me sentais tellement soulagé d'avoir pu planquer mon or... au moins pour l'instant! J'étais prêt pour la prochaine fouille au corps!                 
Leçon à retenir: La richesse n'apporte pas toujours le bonheur! Elle pourrait être, au contraire, l'origine de tant de soucis, de problèmes voire de malheurs!
Quand mon tour est venue, je me dirigeais résolument vers le geôlier responsable. Il m'a regardé approcher avec ses yeux porcins. Quand j'arrivais à sa hauteur, il a crié d'une voix grinçante : "Tu portes encore tes sandales ? Putain de crétin! Je vais te botter le cul ?" J'étais plus vexé qu'effrayé par ses jurons mais je n'ai pas dit un mot. J'ai jeté mes sandales sur le côté. Le mec qui semblait plus malin que ses prédécesseurs, devrait croire que j'avais peut-être caché quelque chose de précieux à l'intérieur de mes sandales. C'était une technique assez courante chez les boat people : découper la semelle de leurs sandales pour y glisser quelques billets de cent dollars, des TDO ou des bijoux, puis la recoller. Je n'aurais pas eu de chance si j'avais encore utilisé le vieux truc comme lors de la fouille précédente. Le vieux con semblait n’avoir pas beaucoup de chance, il était un pas derrière moi. Il a ensuite fouillé mon corps et a confisqué mon portefeuille dans lequel j'avais caché nos deux alliances. Finalement, il a demandé à un autre garde de m'emmener dans ma cellule. Je me suis retourné, essayant de regarder dans la direction de ma femme et de mon fils, comme pour leur dire au revoir! Quel triste moment!
La prison n’était rien d’autre qu’une rangée de 5 ou 6 pièces d’une construction plutôt modeste en ciment, recouverte d'un toit en tôle ondulée. Au lieu d'avoir une porte en acier renforcé comme n'importe quelle cellule traditionnelle, celle-ci n’avait pas de porte ; à la place, elle avait quatre grandes barres verticales en bois, dont une ou deux barres étaient amovibles, les autres étaient permanentes, avec un verrou de l'extérieur. Je trouvais plus tard que cette conception à la fois primitive et très économique de la prison était une vraie bénédiction qui nous a fourni plus d'air frais pendant les journées chaudes et aussi de l’eau potable les jours de pluie. Le gars qui m'accompagnait a eu un peu de mal à déverrouiller et à retirer les barreaux pour que je puisse y entrer. Venant du côté le plus lumineux, l’intérieur paraissait si sombre; l’absence des fenêtres ne faisait qu’empirer les choses. Une petite lampe à pétrole éclairait à peine la pièce. Ajoutant à cette ambiance malsaine, une odeur nauséabonde flottait dans l'air. Je me suis retrouvé tout d’un coup au milieu d'un groupe effrayant d'êtres humains, à moitié nus, la sueur ruisselait abondamment de leurs corps. Je n'ai jamais été en prison auparavant, mais j'avais lu de nombreuses histoires d'horreur sur la vie en prison. Tout mon corps était en pleine alerte. Un gars, apparemment le représentant de la cellule, s’est approché de moi, il m'a dit : "Bienvenu, mon ami, veux-tu te présenter, ton nom, ta profession et la nature de ton infraction? " Je lui ai gentiment répondu. “Très bien, professeur!“ m’a-t-il dit: “La plupart d'entre nous partageons la même infraction. Certains sont là depuis près de deux ans, d'autres depuis cinq ou six mois!” J'ai senti mon cœur se serrer à cette révélation! “Maintenant, je vais t'informer de certaines de nos procédures chaque fois que nous avons un nouveau venu. Comme tu peux le constater, il y a beaucoup de monde ici. Pour nous assurer que tu n’es pas porteur de maladies transmissibles, nous devons faire un rapide bilan de santé! Veux-tu retirer ton pantalon!” Comme la demande me semblait raisonnable, je n'avais pas d'autre choix que de me conformer à sa demande. Il a touché mon pénis avec sa main nue, le soulevant de haut en bas avec ses deux doigts, tandis que toute l’audience qui nous entourait riait bruyamment. Finalement, il a dit: “Tout a l'air bien soigné, Prof.! Maintenant, une dernière formalité, basée sur notre consentement collectif: ceux qui ne sont pas circoncis doivent l’être immédiatement, les autres recevront un "piercing" (Perçage) gratuit”. Un autre type était assis à son côté avec une bouteille d'alcool et un grand morceau de coton dans une main ; avec l'autre, il aiguisait une grosse aiguille comme celle des cordonniers contre le sol en ciment nu. Le groupe a éclaté de rire à l'annonce et à la présentation comme s’il était au théâtre. Je sentais la colère monter en moi, pourtant j'ai fait un grand effort pour garder mon sang-froid. J'ai remonté mon pantalon et regardant directement dans les yeux de mon interlocuteur, j'ai dit: “Je ne pense pas, Monsieur! Non pas que je ne veuille pas m'y conformer, mais nos conditions d'hygiène actuelles ne supporteront pas une demande aussi folle!" “Ne t’en fais pas, Prof! Calme-toi!“ m’a-t-il rassuré: “Laisse-moi te donner un autre choix alors. Que dirais-tu de faire 200 pompes à la place ? “ Sans aucune hésitation, j’ai accepté. Après une vingtaine de pompes, le gars a finalement déclaré : “ Ça suffit! C'est cool de ta part, Prof! Les gars, donnez-lui une grande ovation! "
Après ce rituel d'initiation plutôt spectaculaire, ils m'ont vite dit que c’était une blague, une occasion pour rire et pour se détendre chaque fois qu’il y avait un nouveau venu. Ils m'ont également fait savoir qu'ils n'étaient pas ici depuis des années comme prétendu. Ceux d'entre eux accusés du crime de "Vuot Bien" n'étaient ici que depuis un ou deux mois. Ouf! Ces imbéciles m'ont presque eu!
La prison mesurait environ 5m x 8m et était bondée de plus de vingt détenus; ils devaient adopter la "position des sardines“ la nuit. Il y avait un carré d'environ 1m x 1m, dans le coin droit supérieur de la pièce, avec un seau en plastique au centre. L'odeur forte qui s'en dégageait m'a tout de suite fait comprendre son utilisation. Oui, cela peut vous paraître dégoûtant, mais c'est le WC, standard communiste bien sûr, (complètement exposé, qui n'a pas de siège ni de chasse-d‘ eau) à la disposition de plus d'une vingtaine de gars pour satisfaire leurs besoins naturels, et ils devaient le faire devant tout le monde. Ce n'était pas tout! En tant que nouveau venu, j'ai eu le "privilège" d'occuper cette place, tout à côté de ce carré écœurant. Dès mon arrivée, je devais tout faire dans cet espace assigné, y compris manger et dormir... jusqu'à l'arrivée du prochain détenu! L'existence du carré infernal semblait irréelle dans les prisons occidentales, mais assez populaire dans les pays communistes. Est-ce l’une des raisons pour lesquelles leur système pénitentiaire, qui ne coûte presque rien par rapport au nôtre, semble fonctionner beaucoup mieux pour dissuader les prisonniers de faire un nouveau "faux pas" et d’y retourner pour un autre séjour?
Les femmes et les enfants ont reçu un meilleur traitement que les hommes. Ils partageaient une chambre plus grande pas trop loin de nous et pouvaient se déplacer pendant le jour. J'ai ressenti le besoin de communiquer avec ma femme, d'abord pour lui faire savoir que j'allais bien, et surtout, pour lui faire savoir où j'avais caché mon or afin qu'elle puisse le récupérer lorsque l'occasion se présenterait. J'ai demandé à un jeune détenu qui avait quelques bananes si je pouvais en avoir une pour mon fils? Il m'en a offert une avec un grand sourire. J'ai demandé à un autre gars un petit morceau de papier et un crayon. J'ai écrit un message “ codé” à ma femme. De peur qu'il ne soit intercepté, je l'ai rédigé en français, pas le français “ordinaire”, mais sa transcription phonétique à la place! Comme nous étions tous les deux professeurs de français, elle pourrait le décoder facilement. Dans ce message, je lui ai dit, en style télégraphique, l'emplacement exact de l'or. Je lui ai aussi demandé, si elle le trouvait, de hocher la tête quand elle me verrait! Finalement, je lui ai dit de confirmer la réception de ce message en demandant au gardien de venir me demander des médicaments pour notre fils! Pour camoufler le message, j'ai emprunté un petit canif, découpé un petit trou sur la banane, mis le message plié à l'intérieur, rebouché ce trou avec le même morceau retiré plus tôt. J'ai ensuite demandé à un gars qui travaillait à la cuisine de la prison d'apporter la banane à ma femme. Une demi-heure plus tard, j'ai entendu quelqu'un à l’entrée qui demandait de me parler. J’ai répondu rapidement. L’homme m'a dit que mon fils avait mal aux dents ; que ma femme a demandé si j'avais des médicaments pour lui? Je lui ai dit que je n'en avais pas. Je me suis senti soulagé de savoir que ma femme avait reçu mon message!
Première nuit en prison, contrairement à ce que l'on pourrait penser, j'ai dormi comme un bébé, malgré l’odeur insupportable qui planait tout autour et l'incommodité de la position des sardines! La raison est bien simple: j'ai vécu "le jour le plus long", après presque quarante heures sans dormir, j'étais complètement épuisé physiquement et mentalement!
Nous nous sommes réveillés à 6 heures du matin. Au lieu du petit-déjeuner, le déjeuner était servi très tôt, à 8h30, à travers les barres en bois. Le menu était incroyable : un bol plein de riz pour chaque détenu, et rien d'autre!  Le dîner était servi vers 16h, même menu! Ne vous méprenez pas, ce n'était pas vraiment une plainte de ma part comme vous pourriez le penser. En ce temps, la majorité des habitants des grandes villes, appauvris et faisant face à une pénurie de vivres, (*) ont dû mélanger leur maigre ration de riz de mauvaise qualité avec tout ce qu'ils avaient à leur disposition, de la farine, de l'orge (“Bo Bo", grain d'alimentation des vaches). C'était pire pour les détenus des camps de " rééducation “, qui mouraient de faim, au sens littéral du terme, avec un demi-bol de riz rassis et pourri, tout en faisant des travaux forcés. Un bol plein de “bon” riz, offert au prisonnier en ce temps difficile, était un traitement vraiment généreux.
(*) Avant sa défaite en 1975, le Sud-Vietnam était un important exportateur de riz en Asie du Sud-Est. Après la guerre, sous la mauvaise gestion du Gouvernement Communiste, la production du riz n'était même pas suffisante pour nourrir la population du pays. En plus, il devait payer ses dettes de guerre à la Chine ; le riz était l’un des moyens pour le faire.                                            

Les prisonniers qui étaient ici pour un certain temps, recevaient parfois de l'argent ou de la nourriture envoyés par leur famille : sauce de soja, porc effiloché (thịt heo chà bông), poisson fermenté salé (mắm cá), gâteau de riz gluant (bánh tét). Ils ont eu la gentillesse d'en partager avec un nouveau gars comme moi.
Chaque jour, les détenus avaient dix minutes pour sortir de leur cellule (une cellule à la fois), et aller prendre leur “bain” dans un petit étang voisin. C’était plutôt une poche d’eau d'environ 4m x 6m. L'eau était au-dessus du niveau des genoux et assez trouble car plus d'une centaine de détenus s'y rendaient tous les jours pour se nettoyer, laver leurs vêtements... c'était pourtant le moment le plus agréable de notre journée! Nous pouvions nous détendre, nous rafraîchir, bavarder et surtout respirer à pleins poumons cet air qui sentait la boue et les herbes sauvages. Parfois, quand il ne pleuvait pas assez, nous devions récupérer l'eau de cette saloperie de mare et la rapporter dans des bidons en plastique à notre cellule. Là, nous pouvions traiter cette eau avec un petit morceau de "Phèn Chua" (sulfate d'aluminium et de potassium) qui ressemble au sucre candi, puis laisser l'eau reposer pendant la nuit, pour la clarifier des particules boueuses et sales, les faisant reposer au fond. Bien sûr, l'eau semblait plus claire, moins effrayante au regard, mais toutes les bactéries y resteraient en toute sécurité! Quand on a soif, on ne se demande plus de la qualité de ce qu'on buvait. C'est bien simple, non? En revanche quand il pleuvait, c'était une vraie bénédiction pour nous! La pluie apportait non seulement de la fraîcheur mais aussi sa divine source de rafraîchissement! Vous pourriez vous demander : mais comment récupérer cette eau alors que l’on était derrière les barreaux?  Il est difficile de croire à quel point l'homme peut être créatif en utilisant ses capacités de survie! “S’il y a un problème, il y a toujours une solution. S’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème”. (Bob Marley). D'abord, on perce un trou au contour du fond d'une boîte de conserve vide ; on attache ensuite un long manche en bois à l’ouverture de cette boite. Ensuite, on utilise un morceau d'aluminium ou de plastique ramassé quelque part plus tôt et on le façonne comme une longue gouttière. Ainsi, quand il pleuvait, l'eau descendait du toit en tôle ondulée et atterrissait à une distance pas très loin de l'entrée de la cellule. À travers l'espace entre les barres de bois, un premier gars tenait la boîte vide par le long manche, Il essayait de tendre son bras aussi loin qu'il le pouvait, pour atteindre l'eau de pluie qui coulait du toit. Un autre gars tenait une extrémité de la gouttière avec un angle pour recueillir l'eau qui sortait du trou au fond de la boite ; l'eau suivait le canal à travers les barreaux et atterrissait à l'intérieur d'un récipient en plastique à l'intérieur de la cellule. Génial, n'est-ce pas? Nous gardions l'eau dans une douzaine de cruches en plastique comme eau potable pour toute la cellule.
Le deuxième jour à “l'heure du bain“, après être sorti de ma cellule et m’être dirigé vers l'étang, j'ai vu ma femme assise sur ses pieds, enlevant des mauvaises herbes pas trop loin de moi. J'ai collé mes yeux sur les siens, en manière de dire bonjour et de lui demander comment elle allait? La règle de la prison communiste interdisait aux détenus de communiquer entre eux. C'est une réglementation très stricte, toute infraction pourrait vous coûter des châtiments corporels. J'ai vu ma femme sourire et hocher sa tête, signifiant qu'elle a trouvé et récupéré l'or! Je lui ai envoyé mon plus grand sourire en m'éloignant! Difficile de croire que nous étions encore en possession de cet or!
Cette nuit-là, je lui ai envoyé un deuxième message lui disant qu'il y avait sept TDO dans cette ceinture et lui ai demandé de le confirmer si possible demain avec les mêmes signaux convenus. Le lendemain quand elle me voyait, de loin, elle me disait non avec sa tête. J’étais vraiment perplexe par les différents signaux qu’elle m’a envoyés. Hier, elle a acquiescé, aujourd’hui elle a dit non avec sa tête. A-t-elle déjà récupéré cet or ou pas encore? Je n'en savais plus. J'ai reçu plus tard une brève note d’elle me disant: "Six seulement. Je vérifierai et te tiendrai au courant". Qu'est-ce qui est arrivé au TDO qui manquait? Deux jours plus tard, encore une fois, en route vers l'étang, j'ai vu de loin ma femme, cette fois avec un grand sourire, ses deux mains levées à mi-hauteur, montrant sept doigts. Je me sentais soulagé: Elle a trouvé la pièce manquante! Après notre sortie de prison, ma femme m'a raconté ce qui s'était passé. Basé sur mes instructions dans mon premier message codé, elle avait trouvé la ceinture avec seulement six TDO dedans. Elle ne savait pas qu'il en manquait un, jusqu'à ce qu'elle reçoive mon deuxième message. Le lendemain, accompagnée de sa sœur, qui était enceinte à l'époque, elles sont retournées au même peuplier, faisant la corvée comme elles la faisaient tous les jours, mais cette fois pour chercher la pièce manquante. Elles se sont senties tellement chanceuses et ravies de trouver le dernier morceau du… “puzzle”, reposé à plat juste au-dessus des herbes mortes. Avec sa couverture en papier beige foncé, la couleur du TDO et celle de l'herbe morte correspondaient si bien qu’il était très difficile de le détecter.
Le seul gars qui ne semblait pas beaucoup affecté par l'épreuve de la prison était mon fils de cinq ans! De temps en temps, à travers les barreaux de bois de ma cellule, je l’ai vu courir dans la cour de la prison, pieds nus, avec d'autres gosses, suant à grosses gouttes, sa peau est devenue bronzée, presque cuit par le soleil. Il s'est adapté si vite à la vie de la campagne. Une fois, il s'est arrêté devant ma cellule, me cherchant des yeux à travers les barreaux de bois, un morceau de riz roussi (Cơm cháy) dans sa petite main. Avec ses yeux grands ouverts il m'a demandé : “ Papa, tu as faim? Je t'apporte du “cơm cháy”, tu en veux?!” J’ai tenu sa main à travers les barreaux et lui ai adressé un sourire qui devait être plus triste que… souriant! Nous avons pris tous ces risques pour une seule fin : Donner à notre enfant un futur meilleur. Et notre sort nous a joué un mauvais tour en nous envoyant ici. La liberté semblait si illusoire, valait-elle la peine pour nous d'endurer une telle souffrance?
Avec la permission de la direction de la prison, j'ai envoyé une lettre à mes beaux-parents pour leur faire savoir que nous avions échoué et que nous étions bouclés au centre de détention de Long Phu. Une semaine plus tard, nous avons été surpris d'être convoqués au bureau de détention pour recevoir un petit sac de nourriture et de l'argent de poche, laissé plus tôt par mon beau-père, ne sachant pas qu'il était venu en personne nous rendre visite, accompagné du père de Ky, mais ils n’ont pas été autorisés à nous voir. Pauvres parents avec des enfants qui, comme nous, ont tenté de fuir le pays. Ils ont dû souffrir énormément, d’inquiétude, d'incertitude après leur départ, à attendre désespérément de leurs nouvelles : Avec de la chance, ils allaient recevoir de bonnes nouvelles, les informant que les enfants sont arrivés à destination, sains et saufs ; d'autres fois, des nouvelles... moins bonnes, comme la nôtre; et plus souvent que personne n’aimerait y croire, d'horribles nouvelles que leurs enfants ont péri ou se sont perdus en mer! Cette blessure les rongerait pour le reste de leurs jours.
Après plus de dix jours au centre de détention, c'est à mon tour de voir le policier en charge de l'interrogatoire. Quand je suis entré dans son bureau, il m'a observé silencieusement derrière son bureau! J'ai deviné qu'il avait le même âge que moi. Il m'a demandé de m'asseoir. Par son accent, je savais qu'il était du Sud. Comme prévu, je lui ai raconté “mon histoire” : Que j'étais enseignant à l'école élémentaire, que j'ai dû abandonner mon poste il y avait plus d'un an à cause d'une maladie pulmonaire et que je devais vivre des revenus de ma femme, qui est couturière. Sans gagne-pain, j'ai dû vivre sous son ombre. Cette idée me blessait terriblement. Malgré les efforts de ma femme pour nous réconcilier, je suis devenu de plus en plus exaspéré. Notre vie devenait si malheureuse; on se faisait la guerre presque tous les jours pour rien. Une cliente et amie de notre famille qui connaissait notre situation, nous a offert l'opportunité de quitter le pays pour une vie meilleure à l'étranger. Elle nous a dit que puisque le bateau appartenait à sa famille, nous avions juste besoin de partager le coût du carburant, qui était minime, peut-être même pas un quart du prix moyen comparé aux autres passagers. Nous nous sommes sentis tellement heureux que nous avons vendu nos biens pour acheter un TDO et le lui avons donné. Maintenant, nous savons que la dame nous a dupés!      
Le policier m'a écouté attentivement, sans un mot, mais je pouvais détecter une lueur de compassion et de compréhension dans ses yeux. De procureur prêt à me donner du fil à retordre, il est soudain devenu un confesseur compatissant, écoutant un autre homme lui confier son chagrin, auquel il pouvait s'identifier comme le sien. Il m'a alors demandé si j'avais été dans l'armée de Saigon? j’ai répondu: “ Non, Monsieur… mais… oui, oui! J'ai suivi le programme de formation militaire pour étudiants quand j'étais à l’Université, pendant les vacances d'été!” C’était un autre mensonge de ma part.   
- Quelle est votre religion?   
- Je suis catholique, monsieur! (Première réponse honnête de ma part!)  
- C’est tout pour aujourd'hui, vous pouvez vous retirer!    
Je l'ai regardé dans les yeux et je lui ai dit: “Monsieur, je vous ai tout confessé. J'ai eu tort d'avoir pris la décision de quitter le pays. J'ai appris ma leçon! Donnez-moi une seconde chance, s'il vous plaît!“ Il a hoché légèrement la tête. À son geste, j‘étais presque sûr d'avoir brillamment passé l'interrogatoire avec au moins... la mention Bien!
Au cours de la troisième semaine, tout le monde s'est enthousiasmé à la rumeur d'une possible amnistie à l'occasion de la première élection nationale du Parlement après la “réunification du pays“.. Comme j’ai passé moins de trois semaines au centre de détention, je ne m'attendais pas à ce qu'ils me laissent sortir. Certainement pas! Ils allaient relâcher probablement les femmes et les enfants! J'ai donc écrit un troisième message, disant à ma femme ce que j'ai entendu et que "... s'ils allaient te relâcher sans moi, n'hésite pas pour une seconde, sors le plus vite possible et rentre chez nous. Ne te retourne même pas pour regarder en arrière. Ta mission ultime est de bien prendre soin de “nos bébés" et de les ramener à la maison vite et en toute sécurité!" J'ai écrit "bébés" au lieu d’utiliser la transcription phonétique [bebe] comme avant et au pluriel pour faire allusion à notre fils et... à notre or!   
Le 22e jour de mon incarcération, vers quatorze heures, il y a eu de l'agitation dans notre cellule. Les détenus se sont précipités vers l'entrée et ont regardé à travers les barreaux de bois avec excitation! J'ai suivi leurs pas et j'ai vu deux gardiens de prison, un bloc-notes à la main, se diriger vers notre cellule. Ils se sont arrêtés à l'entrée et l’un des deux a annoncé d'une voix forte : “ Écoutez bien, je vais lire les noms de ceux qui vont être relâchés. Si vous reconnaissez le vôtre, sortez vite! ” Après une courte pause, il a commencé à appeler les noms de sa liste: Le Van T., Tran Tuan A., Nguyen Van L.… Les détenus qui ont entendu leurs noms ont rapidement pris leurs affaires et ont filé vers la sortie. Les barreaux ont été ensuite remis en place et verrouillés. Bien que je me sois bien préparé pour ce moment, j'ai ressenti une profonde tristesse m'envahir à l'idée que ma femme et mon fils allaient me quitter dans quelques instants! Un lourd silence s'est fait sentir dans la cellule. Je savais que je n'étais pas le seul à avoir ce sentiment. Ces deux gardes ont déjà fait le tour des autres cellules. Je pouvais voir passer les détenus fraîchement libérés, se parler entre eux avec excitation. Soudain, tout le monde était tellement surpris de voir ces deux gardes réapparaître devant notre cellule. Avec un grand sourire, ils ont annoncé qu'il y avait une deuxième liste de ceux qui allaient être libérés! Nom de Dieu, ça devait être l’humour Rouge! "Nguyen Thanh K., Tran Van Thuan..." J'ai sauté sur mes pieds, c'était moi, il n'y avait pas d'erreur possible! Comme je ne possédais rien, à part les vêtements que j'avais sur moi, j'ai sprinté parmi la foule et j'ai glissé à travers les barreaux de bois, seule frontière entre la captivité et la liberté. Dès que j'ai atteint la zone où tous les détenus s'étaient rassemblés, j'ai pu voir ma femme, sa sœur L., notre fils. Les mamans de Ty et Ky étaient là aussi, mais aucun signe de leurs fils bien-aimés!
La plupart de nos effets personnels nous ont été restitués, bien sûr, les objets de valeur qui ont survécu aux deux premières fouilles, ont succombé cette fois. J'ai vérifié mon portefeuille dans lequel j'ai caché nos deux alliances. Bien sûr, elles ont disparu! Je n'étais pas surpris, mais je me sentais bien ennuyé parce qu'elles étaient des objets-souvenirs de notre mariage! “Eh bien, me suis-je dit, oublie cette petite perte. Avec un peu de chance, tu vas ramener à la maison le plus grand trophée de guerre. Ce serait un exploit remarquable, sans précédent, même miraculeux dont tu pourrais en être fier!
Après que nous nous soyons tous réunis, les gardes ont effectué très rapidement une dernière fouille, principalement les bagages, juste pour la forme! Ils ont effectué leur travail très rapidement. Après tout, à ce stade, il serait raisonnable pour eux de supposer qu'il n'y a plus rien de valeur à voler. Nous étions les seuls, moi et ma femme, à savoir qu'ils ont eu tort, complètement tort! Ils ont raté le plus gros prix de leur saison de chasse!
Nous avons quitté la prison du district, pieds nus, comme une bande de clochards. Pourtant tout le monde était si heureux d'être "libre" et sur le chemin de retour... à l’exception de ma belle-sœur et les mamans de Ky et Ty : Leurs pas encore hésitants, leurs yeux toujours tournés en arrière comme si elles attendaient qu’un miracle imminent se produise et que leur bien-aimé soit relâché à la dernière minute.
Ky m'a dit plus tard qu'ils étaient assez naïfs pour avoir confessé qu'ils étaient "Lieutenants Pharmaciens" pendant l'interrogatoire! Ils auraient dû savoir que sous le régime communiste, dire la vérité à l’autorité, dans la plupart des cas, était un péché mortel!
De retour à Saigon, j'ai dû emmener le père de Ky, M. Diep Minh Chau (*), aller voir ses anciens camarades, l'un d'eux était M. Pham Ngoc Thuan, ancien ambassadeur du Nord Vietnam en Allemagne de l'Ouest, pour obtenir la libération de son fils de prison! Sa nature chaleureuse comme la plupart des gens du Sud, ainsi que son penchant artistique, semblaient l'emporter sur son endoctrinement Marxiste! Pour moi, c'est un homme bon et amusant avec qui j’aimerais converser et partager quelques verres de saké Vietnamien. Un jour, en parlant de Ky, il m'avait confié d’une voix amère : “ Tu ne croirais pas ce que Ky m'a dit il n'y a pas longtemps. “ Papa, je suis un poisson d'eau douce, et toi, tu es un poisson d’eau salée, on ne peut pas partager la même eau!" Une autre fois, M. Diep m'a dit : «J'ai été dans plusieurs pays communistes comme la Russie, la Hongrie, la Tchécoslovaquie, l'Allemagne de l'Ouest… et je peux te dire que les chiens dans ces pays sont mieux nourris que nous, ici au Vietnam?”
(*) Monsieur. Diep Minh Chau, le père de Ky, sculpteur, parmi des milliers d'autres «patriotes» du Sud qui combattaient l'occupation Française, a été charmé par le mouvement Viet Minh, une organisation communiste déguisée en mouvement patriotique national. Après la signature des Accords de Genève (**) en 1954, le père de Ky avait quitté sa femme, enceinte à l'époque de leur premier et unique bébé, pour rejoindre les forces Viet Minh dans le Nord. Plus tard, il est devenu une figure d'artiste très notoire, un sculpteur officiel du régime, auteur de la plupart des projets de sculptures géantes du Nord dont, bien sûr, ceux du “Président Ho“! En 1975, après la chute du Sud, il est revenu à Saigon, à la recherche de sa première femme et de son fils. Seulement cette fois, après une longue absence de plus de deux décennies, il a eu une deuxième famille plus nombreuse avec quatre ou cinq enfants!
(**) Après la défaite des Français à Dien Bien Phu en 1954, les Accords de Genève, qui impliquaient plusieurs nations, ont temporairement séparé le Vietnam en deux zones, une zone Nord, gouvernée par les rebelles Viet Minh et la zone Sud par l’État du Viêt Nam.

C'était la fin d'après-midi lorsque nous avons atteint la ville de Can Tho, nous avons donc décidé d'y passer la nuit. Nous sommes allés à l'Hôpital Central de Can Tho, où travaillait le mari de la défunte tante de ma femme, l'Oncle Nam.  
Comme le père de Ky, l'Oncle Nam a rejoint la guérilla Viet Minh, début des années 50, après la mort de sa femme. Après les Accords de Genève en 1954, Il s’est retiré à Hanoi, la nouvelle capitale de la République Démocratique du Vietnam (Communiste) où il a terminé sa formation médicale et est devenu docteur. Après la défaite de Saigon en 1975, il est retourné à Saigon, toujours célibataire après ces longues années. Il a réussi à localiser la famille de sa défunte épouse. Il était très heureux de revoir ma belle-mère, qui était la sœur aînée de sa femme. Elle lui a remis le journal de sa femme, qu'elle a conservé après sa mort. Il l'a serré contre son cœur et a pleuré comme si c’était d’hier. Bien que nous ne connaissions pas grand-chose sur lui auparavant, nous l'aimions tous. Il n'y a rien en lui qui puisse laisser penser qu'il était Marxiste : C'est un homme d'âge moyen, grand, à la peau claire, intelligent et de très bonne humeur. Il nous a traités comme sa propre famille. Il aimait beaucoup mon fils; il le tenait souvent dans ses bras, et avec son doigt pointé sur son visage, il lui adressait d’une voix marrante: “Vieux Viet Cong! Vieux Viet Cong!  (Communiste Vietnamien). Un jour, mon fils est allé jouer dans sa chambre, et tout d’un coup, il est sorti précipitamment en criant à pleins poumons: "Vieux Viet Cong a un revolver! Vieux Viet Cong a un revolver!", nous avons tous éclaté de rire.
Il était très surpris quand il nous a vus à l'hôpital, et nous a pris dans ses bras. Il semblait être bien informé de notre infortune par mon beau-père. Il a ensuite regardé tout autour et a demandé : "Mais où est Ky? "Lorsque nous lui avons raconté ce qui s'est passé, il n'arrêtait pas de secouer sa tête et a répondu avec une pointe de désapprobation dans la voix: “Depuis combien de temps a-t-il connu les Communistes pour être si naïf?  Dans cette société, croyez moi, mentir n'est pas un péché mais une compétence de survie!”
Cette nuit là nous sommes restés chez Hien, un ami très proche, de la même classe que moi, à la Faculté de Pédagogie. Il était, à l'époque, professeur- assistant à l'Université de Can Tho. La première chose que je lui ai demandé de faire était de trouver un endroit où je pourrais vendre une bague en or afin que nous puissions célébrer nos retrouvailles, aussi bien que notre première soirée de liberté. Nous avons acheté du rôti de porc, de canard rôti, du pain, des choses sucrées pour le dessert... et bien sûr, de la bière, pour compenser les jours de privation à la prison centrale de Long Phu. Affamés comme nous étions, un bon repas, c’était notre instant de paradis, de nirvana. Le bonheur qui semblait si simple pour les personnes démunies, devient quelquefois impossible pour ceux qui ont trop, qui ont tout! Dieu est juste après tout!
Il était tard quand nous sommes rentrés à Saigon le lendemain. Au lieu de retourner tout de suite chez mes parents, nous avons décidé de nous arrêter d'abord chez mon frère pour obtenir de lui un court “ briefing “ sur la situation à la maison. Mon frère était si heureux de nous revoir. Nous avons peut-être raté une fois de plus dans notre tentative de fuite, mais beaucoup d'autres ont raté à jamais la chance de revoir leurs familles. Nous ne voulions pas attirer l'attention de nos voisins avec notre réapparition soudaine, alors nous avons attendu qu'il fasse nuit pour rentrer chez nous. Mes parents, qui pensaient qu'ils ne nous verraient plus, nous regardaient comme si nous étions des revenants, surtout leur petit-fils, qui semblait avoir bien changé, après moins d'un mois! Ils ont ri avec des larmes qui coulaient sur leurs joues quand ils nous ont serrés dans leurs bras! Jamais auparavant le «Home, Sweet Home» n'avait signifié plus qu'à ce moment-là! Leur bonheur a semblé tripler quand je leur ai dit que nous avions réussi à ramener tout notre or!
Le lendemain, après une soirée paisible passée en famille, nous sommes allés voir M. Lam, le gendarme de zone (*), à son poste de l'autre côté de la rue.
(*) Pour consolider leur contrôle sur la population du Sud, immédiatement après la victoire en 1975, l’autorité communiste a divisé chaque quartier en plusieurs petites zones résidentielles d’environ 25 à 30 ménages. Elle a ensuite désigné un “ policier “ pour prendre en charge de chaque zone. Après un certain temps, ce flic saurait tout ou presque tout sur ces ménages sous son contrôle : Combien de membres dans chaque ménage? Leur parcours dans le passé et leur occupation actuelle? Ont-ils servi dans l'ancien gouvernement ou dans l'armée? Ont-ils des invités qui passent la nuit chez eux? Y a-t-il des membres de la famille qui étaient absents récemment? Étant donné que la plupart des maisons avaient leur porte ouverte pendant la journée lorsque le propriétaire était présent, ce policier pouvait avoir accès à tout moment, sans même avoir besoin de frapper à la porte. Il était les yeux et les oreilles du nouveau régime!  
Mr. Lam était du Nord, d'âge moyen et pourtant plus sympa que la plupart de ses collègues. Ma mère était gentille avec lui; à chaque fois qu'il venait lui dire bonjour, elle lui offrait “une-petite-quelque-chose”: une limonade, une orange, une banane, une tasse de thé... de temps en temps, quand il annonçait qu'il rentrait chez lui pour rendre visite à sa famille, elle lui donnait un peu d’argent pour acheter des cadeaux pour ses enfants. Il était sans aucun doute bien au courant de notre absence inhabituelle. Il s'arrêtait souvent chez mes parents et n'arrêtait pas de demander à ma mère où nous étions. Ma mère souriait et lui disait que nous étions au travail comme toujours. Il savait bien qu'elle avait menti mais ne semblait pas s'en soucier beaucoup. Quand il nous a vus entrer dans son bureau, il a dit avec un grand sourire: “C’est bon de vous revoir. Où avez-vous été? Laissez-moi deviner! Vous avez dû emmener votre fils à la plage? En effet, il a un très beau bronzage, le petit! ” Avec le même sourire, j'ai dit: “Ce n’est pas vrai, monsieur! Nous aimerions tant y aller mais nous n'avons pas eu beaucoup de temps! Depuis que les Chinois ont attaqué nos frontières Nord, tous les enseignants et leurs élèves ont dû participer à la fabrication de pièges en bâtons de bambou aigus pour aider nos troupes à ralentir leur incursion…”, Même s'il a pu avoir une idée de ce que nous avons machiné pendant notre longue absence, même sans aucune preuve, Mr. Lam n'a pas trop essayé de nous donner un mauvais moment
Tout semblait rentrer dans l'ordre au bout de quelques jours, à une grande exception près : nous étions tous deux licenciés de notre poste à cause de notre longue absence non autorisée! Cela ressemblait à un désastre, mais en réalité, c'était une délivrance, une vraie bénédiction. À vrai dire, nous aimions toujours notre boulot. Nos étudiants tout comme nos collègues allaient nous manquer énormément! Cependant nous étions tellement frustrés d’avoir été maltraités, surchargés et surtout mal payés par le nouveau régime. Nous ne pouvions toujours pas survivre avec notre salaire, il ne nous restait plus rien à vendre pour vivoter et servir un gouvernement que nous sentions étranger et malveillant jour après jour!  Nous en avions assez! Désormais, nous n'aurions plus à nous réveiller "avant le soleil" (avant le lever du soleil), à courir après des bus bondés pour aller travailler avec un ventre vide. Ma femme aurait plus de temps pour s'occuper de notre enfant. De mon côté, pour gagner ma vie, j'ai dû rejoindre des amis au “marché noir” (*). Au lieu de ramener à la maison un "revenu négatif" comme avant, j'ai vite réalisé que non seulement je pouvais m'adapter à mon nouveau travail mais que je pouvais le faire bien. J’ai gagné beaucoup plus comparé au maigre salaire de professeur. Après cinq années de lutte désespérée, la vie me semblait reprendre un rythme plus supportable.
(*) Malgré son nom, après 1975, le « marché noir » n'avait rien à voir avec la contrebande. Il s'agissait d'acheter et de revendre n'importe quoi pour en faire un profit : médicaments, vieux vêtements, montres, radio, tourne-disque, vieux bouquin, bijoux, cigarettes, nourriture... parfois de l'or et des dollars. Il y avait un temps quand un grand nombre de gens ont tenté de fuir le pays, les instruments de navigation maritime étaient très demandés et par conséquent la commission résultant de ces transactions était aussi plus grande : une vieille boussole, des jumelles, des cartes militaires, des fusées de détresse, des remèdes contre le mal de mer... C'était la ligne de commerce principale qui complétait les magasins d'État où le prix était beaucoup plus bas mais la qualité plus douteuse et leurs étagères étaient vides la plupart du temps.

TOUT CHEMIN MÈNE À KOH KRA
Peu importe combien de fois nous avons raté, l’intention de nous échapper était notre seule obsession. Comme un joueur passionné, tant qu'il y a encore de l'argent dans sa poche, il ne quittera jamais la table de jeu, avec le seul espoir de regagner l’argent qu’il a perdu!
A cette époque, nous connaissions deux groupes fiables qui s'apprêtaient à décamper. Le premier était la famille d’une collègue de mon frère. La dame et son mari avaient obtenu leur maîtrise aux États-Unis. Leur préparation semblait principalement pour les membres de la famille. Mon frère était au courant de leur tentative et lui a demandé si nous pouvions les rejoindre?  Elle n'a fait aucune promesse, disant simplement qu'elle le lui ferait savoir. Peu de temps après, elle a filé sans dire au revoir. Nous avons appris plus tard qu'elle avait atteint les côtes Thaïlandaises. Je me sentais tellement désolé que nous ayons raté l’occasion! Trois mois plus tard, ses amis ont finalement reçu une lettre d'elle, leur racontant son horrible infortune : Leur bateau a été́ attaqué par des Thai pirates après avoir atteint les eaux Thaïlandaises. Après les avoir dépouillés de leurs objets de valeur, ils ont emmené toutes les femmes à bord de leur bateau, puis ils ont coulé le sien en le défonçant avec le leur qui était beaucoup plus grand. Tous les membres masculins de la famille ont péri, y compris son mari, son père, ses oncles et ses frères. Ces monstres les ont ensuite emmenées sur une île déserte nommée Koh Kra, où elles ont été maintenues en captivité pendant des semaines avec juste assez de nourriture et d'eau douce pour survivre. Après leur pêche, la nuit, ils revenaient sur l'île pour fêter, en violant les femmes, brutalisant et parfois tuant ceux qui osaient les résister. Elle était épargnée à cause de sa grossesse tardive.
Nous connaissions le deuxième groupe par l'intermédiaire d'un ancien sergent d'une compagnie de Parachutistes, dont mon frère était commandant avant 1975. Ma famille le connaissait bien puisqu'il s'était arrêté plusieurs fois chez nous avant la chute de Saigon. Il nous a dit qu'il était partenaire actif de l'organisation et nous a demandé si nous aimerions le rejoindre. Il a fixé les frais à trois TDO par adulte et à un TDO pour les enfants. Après avoir été dupés, trompés les deux premières fois, nous avions toutes les raisons de nous méfier. Voyant notre hésitation, le mec fait de plus en plus de concessions, passant de trois à deux TDO. On n'a même pas bougé, enfin il a dit: “Bon, je sais que vous avez peur d'être trompé! Puisque j’ai connu bien votre frère, capitaine T. (mon frère, qui vivait aux USA), laissez-moi vous faire une proposition que vous ne pouvez pas refuser : Vous n'avez pas à me payer maintenant, votre frère me paiera une fois que nous aurons pu atteindre notre destination en toute sécurité!“ Il avait bien raison ce mec, comment refuser une offre aussi convaincante? Pourtant, il y a quelque chose je-ne-sais-quoi en moi, qui nous a empêché de l'accepter! Cependant, mon beau-père, voulant désespérément faire sortir clandestinement son fils de 19 ans du pays, depuis qu'il était devenu fugitif après notre dernière tentative infructueuse (*), a accepté le marché, payé le prix et mon jeune beau-frère est parti avec le groupe une semaine plus tard.
(*) Contrairement à notre situation, il s'est enfui et a été rattrapé plus tard dans un autre District où il a fait également deux mois de taule avant d'être relâché.

Après une longue attente de ses nouvelles, nous avons enfin reçu une lettre, postée d'une adresse en France, dans laquelle sa sœur, qui habitait en Virginie, nous faisait savoir, avec son message "crypté", que son frère a atterri en Thaïlande. Cependant, elle nous a également conseillé de retarder toute tentative de “ déménager “! Quelle grande infortune pour nous d'avoir raté une fois de plus! Nous avons appris plus tard à quel point nous étions chanceux! Le bateau qui emmenait mon beau-frère a subi le même sort : Leur bateau, très petit et surchargé, est tombé en panne en pleine mer. Les pirates Thaïlandais se sont approchés d'eux, les ont volés, puis ils les ont embarqués dans leur bateau de pêche et leur ont donné de la nouriture. Ils pensaient qu’après tout ils étaient sauvés! Ils avaient tort car, vers 4 heures du matin, les Thai les ont emmenés avec eux. D'après mon beau-frère, il faisait encore nuit et la mer était très agitée. Lorsque le bateau était à environ 800 mètres du rivage d’une île , tout à coup, les pirates sont devenus très agressifs. Ils criaient dans leur langue que personne ne pouvait comprendre, mais il était clair qu'ils ont ordonné à tous les passagers de sauter dans l'eau froide et de nager pour atteindre l'île. Ils ont poussé par-dessus bord ceux qui ont hésité. Par pure chance, mon beau-frère a pu saisir un grand bidon vide en plastique, avant d'être poussé dans l'eau. Il a réussi à atteindre la terre et a survécu, avec dix-huit autres passagers. Malheureusement, dix-sept d’entre eux se sont noyés. Ils ont retrouvé leurs corps lacérés les jours suivants sur la plage voisine. Cette île portait le nom Koh Kra. Il y avait déjà sur l'île plus d'une centaine d'autres victimes qui y ont été amenées à des moments différents. Quatre jours plus tard, un pilote du HCR a découvert ces personnes en détresse quand il survolait la région. Ces malheureux ont sauté sur leurs pieds, crié et lui ont fait signe désespérément avec leurs mains. L'homme a alerté les autorités Thaïlandaises, qui ont envoyé un patrouilleur pour vérifier la situation le lendemain. Ils ont ensuite ramené toutes les victimes à Songkhla, un camp de réfugiés thailandais où une enquête a eu lieu. Quelques criminels ont été́ interpellés. Avec l'aide de plusieurs dizaines de témoins, accompagnés par les condamnations de la presse, le gouvernrment Thaïlandais n'ont eu d'autre choix que de traduire ces monstres en justice. On n’a jamais su avec certitude à quelles peines ces pirates avaient été́ condamnés à la fin du procès? Un bulletin d'information publié plus tard par le HCR a montré que plus de 160 réfugiés Vietnamiens avaient été tués, directement ou indirectement, par les pirates Thaïlandais, rien que sur cette île tristement célèbre nommée Koh Kra! Des milliers d'autres ont été tués, violés et leurs corps ont été jetés par-dessus bord et se sont retrouvés sur la ligne côtière Thaïlandaise. Dans de nombreux cas, les femmes, y compris les jeunes filles mineures, après avoir été violées, torturées pendant des jours, échangées de bateau en bateau, n'ont pas survécu à l’épreuve. D'autres se sont suicidées en se jetant dans la mer, ou ont été tuées par la suite pour éliminer les témoins. Il existait également des preuves de filles victimes, vendues à des bordels en Thaïlande ou dans d'autres pays voisins comme le Cambodge, la Malaisie. Il y avait des rumeurs publiques mais bien convaincantes qui disaient que ces atrocités étaient bien connues depuis le début par les autorités Thaïlandaises, mais tolérées et utilisées comme moyen de dissuasion pour décourager les réfugiés Vietnamiens de chercher refuge, même temporaire, sur leur territoire! Vraie ou fausse, cette hypothèse comme ces crimes abominables terniront à jamais l’histoire de ce Royaume connu ironiquement pour sa culture bouddhiste!
“Tout chemin mène à Rome!“ mais dans notre cas, ne serait-il pas plus approprié de dire “Tout chemin mène à Koh Kra“. Si nous avions rejoint l'un ou l'autre de ces deux groupes dans notre tentative d'évasion, où aurions-nous fini? Probablement dans l'estomac de ces requins obèses qui avaient savouré leur festin dans le golfe de Thaïlande!
Était-ce de la chance ou autre chose? me suis-je demandé bien des fois. Je ne crois pas particulièrement à la chance! Étant catholique, l'enseignement bouddhiste du « Karma » m'a semblé pourtant plus explicatif. Au cours de ces moments terrifiants de ma vie, les ailes de mon Karma semblaient m’avoir toujours soulevé hors du danger et m'ont fait reposer sur un terrain paisible et bien protégé!

ONE MORE TRY
Fin 1980, Colonel M., un ami de ma famille, nous informait que lui et sa jeune fille ont payé leurs places sur un bateau dont il connaissait bien la famille. En fait, nous connaissions aussi la famille de l’organisateur, Mr. Hai, qui était de la même ville d’origine que nous. Après une longue entrevue avec lui durant laquelle il nous a parlé un peu de ses préparations que nous avons jugé fiables, nous avons accepté le marché : dix TDO pour ma famille de trois personnes, mais au lieu d'un prépaiement partiel comme auparavant, nous avons dû payer le total de notre frais tout de suite! Portant encore les stigmates des échecs précédents, je me demande pourquoi nous avons néanmoins accepté cet accord avec si peu de réserves? N’était-ce pas la réaction d’un joueur frustré, qui voulait mettre tout son argent sur un dernier match? Tout ou rien?
Toute la famille de Mr Hai a pris ou prendra part aux différentes étapes de préparation du voyage, principalement lui, le mari, et son gendre, un étudiant à l'École d'ingénieurs de Phu Tho. Au cours des derniers mois, ils vivaient presqu’à temps plein à cet endroit, préparant le bateau, tout en recrutant un équipage local qui connaissait bien le réseau fluvial et la topographie complexe du lit des rivières dans cette particulière région. Sans eux, la sécurité du voyage serait très compromise. Nous étions ravis de savoir que tous les préparatifs étaient presque terminés et la date de lancement serait annoncée à tout moment.
Le jour J est arrivé vers la mi-janvier 1981. Encore une fois, nous avons dû faire nos adieux à nos parents. Croyez-le ou pas mais vraiment, je me sentais plus préoccupé par ce moment d’adieu que des dangers de toute nature qui semblaient nous attendre dès ce moment. Bien que mieux préparés que la première fois, en silence nous nous sommes tous étouffés par les larmes.  
Il faisait sombre quand nous sommes partis. La ville dormait encore. Nous avons marché en silence comme des somnambules. Les feux jaunes automatiques de circulation ajoutaient une touche irréelle à la scène.                                                                                                   
Quel soulagement quand nous avons reconnu notre guide à la Gare Routière de l'Ouest, située à une dizaine de kilomètres de Saigon. Avec un sourire, elle nous a calmement tendu les tickets de bus et nous a demandé de la suivre. Son attitude était très rassurante et bien meilleure que celle de notre précédent guide.
Le bus nous a emmenés à Vinh Long, une province à environ 130 km de Saigon ; de là, nous avons utilisé un bateau public pour nous rendre à notre rendez-vous avec le ‘bateau-taxi’ (*) de l'organisation. Tout s'est bien passé! Quand nous sommes arrivés, le taxi était déjà là avec six ou sept passagers à bord.
(*) Le bateau-taxi n’avait rien qui ressemble à un bateau, c’était tout simplement un petit sampan motorisé en bois d'environ 6m de long, recouvert d'un toit en feuilles tressées qui recouvrait tout le long du sampan. Deux longues planches de bois d'environ 30cm de large le long des deux côtés du sampan servaient de banc pour les occupants.   

Un jeune couple local prenait en charge du bateau-taxi. Leur mission était de nous transporter jusqu'au grand bateau. C'était plutôt sombre à l'intérieur et je n'ai pu reconnaître aucun des passagers. Lorsque le taxi est enfin parti, il était environ 17h.  Après une longue journée de déplacement continu, nous nous sentions tellement fatigués; ce serait peut-être un bon moment pour nous de faire une petite sieste. Malheureusement, nous étions si tendus et le siège semblait si dur pour nos fesses. Avec mon fils sur mes genoux, poussant mon torse vers l'arrière contre une arche en bois qui soutenait les côtés du sampan. Cette position inconfortable a engourdi le bas de mon dos.
Le crépuscule approchait et le ciel devenait sombre très vite dehors. Les gens se sont mis à somnoler, bercés par le rythme du bateau. Bien que nous naviguions dans une rivière, ce n'était pas moins dangereux car le sampan semblait fragile et légèrement surchargé. Le jeune couple en charge du bateau-taxi s'est montré très compétent, il s'est conduit avec beaucoup d'assurance et très en harmonie: la fille en gardienne à l'avant, le gars en conducteur à l'arrière. Ils gardaient bien leur sang- froid; je les entendais plaisanter de temps en temps et riaient bruyamment dans la nuit comme s’ils étaient des innocents pêcheurs locaux sur leur route de travail. Je les admirais beaucoup: ils étaient nos héros, nos anges gardiens. De temps en temps, nous pouvions voir la lumière d'un projecteur, balayer l'eau sombre d'avant en arrière, peut-être d'un bateau des garde-côtes, à la recherche de leur proie.
Après un très long trajet de plusieurs heures, le sampan a ralenti et s'est finalement arrêté, moteur coupé. Comme nous étions à l'intérieur et qu'il faisait si sombre, je ne pouvais pas dire où nous étions. La jeune fille nous a informé que nous venions d'arriver dans la zone désignée où nous devions attendre l'arrivée du "gros poisson". Bien qu’excité, tout le monde se taisait! Le silence était immense tout autour de nous. À travers le couvercle de l'entrée, j'ai essayé d'avoir un aperçu de l'extérieur. La nuit était sombre et venteuse. Je peux voir des plantes aquatiques là où nous nous sommes arrêtés. L'eau continuait à nous bercer, un moment idéal pour nous relaxer si nous étions dans une situation différente. ll était presque minuit passé. Nous étions épuisés et tendus, j'ai fermé les yeux dans un état de somnolence. L'attente semblait interminable. Soudain, j'ai été réveillé par la voix du guide:  “Désolé les amis, nous ne pouvons pas établir contact avec “Le grand poisson”, nous devons battre en retraite tout de suite, avant le lever du soleil! Restez calme, je vous en prie! Tout ira bien!" Silencieusement, j'ai serré la main tremblante de ma femme! La mauvaise nouvelle nous a frappé comme un vilain coup de poing dans l'estomac.
Jusqu'à présent, je me suis toujours demandé: comment ont-ils pu savoir que le plan d'action devait avorter et décidé de faire machine arrière? À l'époque, le téléphone portable n'existait pas encore, et je ne les ai pas vus avoir un “talkie-walkie“ non plus! Peut-être qu'ils ont reçu l'ordre de prendre de telles mesures si le “Grand poisson“ ne se montrait pas après un certain temps? Dieu seul le savait!
En temps de guerre, le retrait des troupes est toujours plus périlleux et demande beaucoup plus de préparations et de compétence de commandement que dans une opération offensive. La mauvaise nouvelle a paniqué la plupart des passagers! L’espoir qui nous a aidé à surmonter la peur et l'épuisement physique, n'était plus là. Cependant le sang-froid et la compétence du jeune couple en charge du taxi étaient les seuls supports qui nous ont aidés énormément à maintenir notre moral. Ces gens ordinaires que nous avons tendance à ignorer dans la vraie vie, sont devenus de manière inattendue nos anges gardiens dans cette situation désespérée!
La retraite s'est déroulée comme un film à l'envers. La nuit était encore noire. De temps en temps, de puissants faisceaux de projecteur balayaient la surface sombre de l'eau pour nous rappeler que la présence des garde-côtes n'était peut-être pas si loin. Le seul gars le plus cool du coin était toujours mon fils, qui a dormi paisiblement dans mes bras.                                   
De nombreuses heures ont dû s'écouler lorsque l’aube se dessinait à l'horizon. Notre "taxi" s'est enfin arrêté dans un port de ferry. Le guide nous a rappelé encore de prendre le ferry pour retourner à Vinh Long et, de là, de reprendre le bus pour Saigon. Le ferry était presque vide, nous étions peut-être parmi les premiers à y avoir mis les pieds.
Jamais je n’aurais cru que le sommeil pourrait être beaucoup plus irrésistible... qu’un corps de femme exposé! Malgré tous mes efforts, mes yeux ne m’obéissaient plus, ils se fermaient malgré moi. Je ne pouvais plus contrôler mon corps. J'ai remis mon enfant à sa mère et dans un coin caché du ferry, je me suis laissé tomber comme un jouet à court de batterie. Le sommeil s’est emparé de moi presque instantanément. À ce moment-là, j'étais au-delà de toute peur, j’étais invincible!
"The third time is a charm" ce qui veut dire "Essayez encore une troisième fois, vous aurez peut-être une meilleure chance de réussir". Cet idiome Américain s'est avéré décevant dans mon cas. Ma première tentative ratée d'évasion m'avait coûté 13 TDO; la deuxième fois, nous avons été bouclés pour quelque temps, et maintenant, cette troisième fois, nous nous sommes trouvés coincés comme des rats sur cette misérable embarcation en retraite!
Une question n'a pas cessé de me tracasser: Pourquoi le "Grand Poisson" ne s'est-il pas montré? Était-ce à cause d'une erreur technique ou était-ce un autre complot pour me voler? Je n'en avais aucune idée, du moins pour le moment.
Nous étions de retour à Saigon vers 17h. Bien sûr, mes parents étaient heureux de nous revoir sains et saufs. Pourtant, cette fois, je croirais avoir ressenti un léger mélange d’émotions de leur part: Du bonheur mêlé de surprise avec une “pincée" de déception.  D'innombrables prières ont été dites, beaucoup de larmes déjà versées, bien sûr, plus d'argent à injecter après chaque tentative infructueuse et nous étions encore de retour à la case départ.
Le lendemain, je suis allé voir le propriétaire du bateau pour savoir ce qui s'est passé? Je voulais aussi savoir si je pourrais annuler le voyage et récupérer mon or?
Le propriétaire du bateau s'est excusé du contretemps désolant. Pour des raisons de sécurité, ils avaient dû annuler le lancement à la dernière minute et reporter la date du départ. Il a cependant promis qu'il ne prendrait que peu de temps avant qu'il puisse annoncer la prochaine date de lancement. Il m'a également confirmé que toutes les contributions reçues des passagers ont été investies dans la préparation du voyage et ne seraient pas remboursable, au moins pour le moment. Quel bordel! Encore 10 TDO en péril, c'était sans aucune doute notre dernier atout! Sans eux, ce serait la faillite, le fiasco... et que cela nous plaise ou non, nous devrions renoncer à jamais toute tentative d’évasion et accepter de nous faire partie de ce régime ignoble!
Quand j'ai rencontré colonel Minh quelques jours après, il était plutôt d'une humeur sombre. Il a mentionné une diseuse de bonne aventure vivant dans un appartement pas trop loin et m'a demandé si j'aimerais aller la voir. Tous ses amis l’ont recommandée vivement. Comme je n'avais rien à faire ce jour-là, je me suis porté volontaire pour l'y emmener. Je n'ai eu aucun problème à trouver sa résidence au deuxième étage de l'immeuble. Tous les habitants de ce logement semblaient la connaître et nous ont montré le chemin avant même que nous ayons eu le temps de demander! Une forte odeur d'encens provenant d'un autel remplissait la petite salle d'attente. Il y avait déjà pas mal de monde, assis par terre, attendant leur tour. La "clairvoyante", dans la quarantaine, était assise derrière une petite table avec autorité. Ses clients semblaient intimidés devant elle. Elle a prédit la fortune de ses clients basée sur sa "traduction" des cartes de Tarot qu'ils ont choisies. Je ne pouvais pas les entendre d'où je me tenais, mais j'étais presque sûr qu'il s'agissait de leur prochaine tentative d'évasion! Je ne suis pas un grand fan de la pratique de la divination. Je préfère l'inconnu, un "oui" ou un "non" d'une diseuse de bonne aventure ne pourra jamais me convaincre!
Colonel Minh est sorti après la séance avec la Dame, faisant grise mine. Sans attendre il m’a dit d'une voix nerveuse: “Pas bon! Elle m'a dit que ça va être mauvais et aller récupérer mon argent si c'est encore possible!” C'était exactement ce qu'il a essayé de faire les jours suivants, sans me le dire!

BONNE CHANCE, MAUVAISE CHANCE
Peu de temps après la célébration du Tết, le nouvel an lunaire Vietnamien (1981 était "l'année du coq "), nous avons eu des nouvelles du propriétaire du bateau. Le jour J aurait lieu le dimanche 22 février 1981. Moi qui souffrais en silence de cette crise de confiance après les précédents échecs, les nouvelles d'un nouveau Jour J m'ont redonné l'espoir que l'organisation était authentique et pas bidon comme j'ai toujours eu peur!

Les Boat People ont fui le Vietnam par bateaux dans différentes directions. 389.969 ont survécu à l'épreuve et se sont retrouvés dans différents camps de réfugiés: Hong Kong (86 634), Philippines (35.516), Indonésie (50.742), Singapour (16.997), Malaisie (115.748), Thaïlande (84.332)
Il y a un changement de dernière minute de mon côté. Le frère benjamin de ma femme, Dang, qui avait 19 ans, nous rejoindrait.
Comme la dernière fois, ils ont divisé les participants habitant Saigon en six petits groupes de dix à douze personnes. Le jeune frère de ma femme rejoindrait les trois premiers groupes, qui partiraient le samedi 21 février, un jour avant la date du départ. Les trois groupes restants, comprenant le nôtre, quitteraient Saigon le lendemain, dimanche 22 février, le même jour que la famille du propriétaire du bateau. C'était, à vrai dire, une faveur particulière car il serait moins dangereux de ne pas avoir à passer la nuit dans la zone où le lancement aurait lieu.
Vendredi, j'ai emmené Dang chez Mme Hai pour y passer la nuit afin qu'il puisse partir tôt le lendemain. Parmi les gens que j'ai rencontrés ce jour-là, j'ai vu une jeune et belle dame. D'après son accent, je savais qu'elle venait de Hue, ma ville natale. Au cours de notre conversation, j'ai appris qu'elle était la filleule de Mme Hai; son mari, Lang, qui était chef de district avant la chute du sud Vietnam, a été libéré récemment du camp de concentration. Ils quitteraient le dimanche avec leurs deux enfants et ses deux jeunes frères aussi. Elle m'a demandé avec un sourire: “Ça vous dérange si je vous demande votre âge?" J'ai été assez surpris par sa question mais j'ai quand même répondu: "Pas du tout! Je suis né en 1949, l'année du "Buffle " Elle a dit avec un grand sourire: “Nous avons le même âge alors! Au fait, croyez-vous aux diseurs de bonne aventure?" J'ai souri et j'ai dit: "Non, madame! Et vous?"  "Beaucoup!" elle a répondu. "Connaissez-vous le diseur de bonne aventure aveugle au marché de Ba Chieu? Il m'a dit que ce serait mauvais comme lors de notre dernière tentative, et voyez ce qui s'est passé?" Je me suis dit: Non seulement cette dame est superstitieuse, elle serait aussi un peu dérangée! Pourquoi aborder un tel sujet en ce moment? J'ai quand même essayé de la calmer avec quelques mots d'encouragement: “Ne vous laissez pas déranger par sa prédiction! Il y aurait au moins une soixantaine ou plus de personnes sur le même bateau. Qu'est-ce qui vous fait penser que tous vont partager le même sort?” La conversation s'est terminée, et elle a semblé d'accord avec mon raisonnement. Cette causette qui paraissait un échange banal restait toujours vivace dans ma mémoire même après quarante ans. (*)
(*) Un jour plus tard, le dimanche 22 février 1981, le bateau-taxi dans lequel cette jeune dame se trouvait avec sa famille a coulé dans une section du fleuve Mékong. Elle s'est noyée avec ses deux enfants et un de ses frères. Son mari a été sauvé par les villageois mais la police l'a renvoyé en prison. Cette horrible nouvelle nous est parvenue bien plus tard après que nous ayons déjà atteint en toute sécurité la côte indonésienne et temporairement emmenés dans un camp de réfugiés.

Nous avons quitté Saigon très tôt, le dimanche 22 février 1981. Je voudrais vous épargner de toute morosité de ce troisième adieu...
Nous n'avons eu aucun problème à localiser notre guide lorsque nous avons atteint la gare routière de l’Ouest ; il nous a dit qu'une autre famille allait rejoindre notre groupe. Le couple semblait un peu plus âgé que nous, avec deux enfants à peu près du même âge que le mien. J'ai su plus tard que l'homme était Dr. Tan, également de Hue.
Tout s'est bien passé comme la dernière fois avec le même itinéraire. Le dernier arrêt du bus était Vinh Long. De là, un bateau public nous a conduits au rendez-vous avec notre bateau taxi. Le quai où le bateau nous a emmenés était relativement désert, avec peu d'habitations. Le guide nous a demandé de le suivre de distance. Près de la jetée, il y avait un petit stand de café où un groupe de deux ou trois jeunes mecs était assis, ils papotaient tout en sirotant leur café. Je ne serais pas surpris qu’il s’agisse d’une pause-café́ des gars de la sécurité locale!              
A dix, quinze pas devant nous, Dr Tan a suivi le guide, tenant son fils dans ses bras. Il s’est dirigé vers un “Cầu Khỉ“ (*), le pont de singe, qui ̣traversait un fossé étroit le long de la route.
Une des versions de “pont de singe”. (Cầu khỉ )
(*) Le “pont de singe“ est une construction très primitive dans la campagne du VN faite de troncs d'arbres ou de bambou, de la taille de votre bras, attachés ensemble avec une corde, reliant les deux côtés d'un fossé ou d'un petit plan d'eau. Selon la distance à traverser, certains sont construits avec garde-corps, d'autres sans.
Avec l'aide du guide, Mme Tan a traversé le fossé en toute sécurité avec sa fille. J’ai cherché des yeux ma femme qui était en arrière quand soudain j'ai entendu un grand bruit amorti devant moi. J'ai tourné la tête, et j'ai vu Dr. Tan, ses pattes dans l’air, son fils toujours dans ses bras, pataugeant dans la boue au fond du fossé! Il a eu beaucoup de chance parce que la tranchée était peu profonde et boueuse, autrement, il aurait pu se blesser et son fils aussi. Dans une autre situation, j'aurais bien aimé rire un bon coup de cette scène hilarante, mais la peur semblait prévaloir. Perdant son sang-froid, Tan a utilisé nerveusement sa main pour nettoyer la boue de son visage et des cheveux de son enfant. Il s'est efforcé de sortir du fossé, trébuchant encore et encore sur le côté avant de réussir enfin à se hisser sur le bord. Sans même regarder en arrière, il a quitté le lieu précipitamment en boitant, laissant même son chapeau derrière lui. C’était une scène absolument comique mais qui nous a mis dans une situation très difficile. Du coin de l'œil, je pouvais voir que ces gars du stand de café étaient au courant de l'accident. Ils ont éclaté de rire en pointant leurs doigts dans notre direction! J'ai senti mon cœur battre très fort dans ma poitrine. Je savais avec certitude que ces gars allaient nous suivre des yeux maintenant, espérant peut-être voir un autre incident cocasse. Tout accident de cette nature pouvait avoir des conséquences fâcheuses car il dénonçait que nous n'étions pas des gens du pays, ceux qui pourraient traverser le "pont de singe" avec leurs yeux fermés. Grâce à la mésaventure du Dr. Tan, nous avons traité la traversée très attentivement et l'avons faite sans accroc.
Après encore un quart d'heure de marche, j'ai aperçu un petit sampan motorisé garé à un endroit assez discret sur le bras de la rivière. Mon groupe était déjà à l'intérieur, alors nous les avons rejoints avec joie. Sans tarder, le conducteur du bateau a mis le moteur en marche et nous sommes partis rapidement. La rivière était vaste et turbulente. D'un côté, on pouvait à peine voir l'autre côté. Toute cette eau à la fois boueuse et agitée ne semblait vraiment pas très réconfortante. Le mouvement du bateau qui montait et descendait sur la surface des vagues ajoutait à notre anxiété. Aucun de nous ne savait nager et nous n'avions pas non plus de gilet de sauvetage. Tout accident serait inévitablement... un “enterrement fluvial“! Ne serait-ce pas une ironie méchante de perdre sa vie dans cette rivière sale et boueuse alors qu’on prévoyait de traverser la mer?
De nombreuses heures s'étaient écoulées et la nuit tombait déjà lorsque l'équipage a annoncé qu'il avait finalement identifié le "Grand Poisson". De l'intérieur, nous ne pouvions rien voir, mais tout le monde était en extase. Le jeune conducteur du bateau taxi nous a demandé de nous calmer et de ne pas faire de bruit. Il nous a fallu près de vingt minutes pour aborder le “gros“ bateau. Le moteur enfin arrêté, le silence est revenu. Nous pouvions entendre le bruit de frottement des deux coques de bateaux. Le déchargement des passagers s'est fait rapidement, en commençant d'abord par les enfants et les femmes.  Nous étions très heureux de reconnaître le jeune frère de ma femme parmi ceux qui se tenaient sur le pont avant du bateau. Depuis le temps où nous nous étions engagés dans cette aventure, c’était la première fois que nous pouvions enfin voir de nos propres yeux, toucher de nos propres mains la "marchandise" que nous avons “commandée”: le "Grand Poisson".  C'était un moment merveilleux!

 Voici à quoi notre "gros poisson" pourrait ressembler! La dimension pourrait être différent de l’un à l’autre.
Tous les passagers se sont déplacés rapidement vers le pont inférieur. Nous n'avons pas eu le temps de nous reposer et de célébrer, après une très longue journée, lorsque M. Hai et son gendre nous ont demandé de former un cercle autour d'eux afin qu'ils puissent faire le point de la situation. L'atmosphère, en général, semblait assez tendue. D'une voix hésitante et sérieuse, il s'est adressé aux passagers: "Bienvenue à tous! Chers amis, j’aimerais partager avec vous une information très urgente! Je pense que peut être quelques-uns d'entre vous le savent déjà: Des trois bateaux-taxi qui ont quitté cet après-midi pour le rendez-vous, un seul est arrivé il y avait quelque moment ; deux autres qui transportaient la plupart de ma famille, y compris mes enfants, petits-enfants et amis proches, sont toujours portés disparus. La raison du retard n'a pas encore été déterminée. Pour aggraver les choses, nos outils de navigation, la nourriture et l'eau potable destinés au voyage ont été́ entreposés sur ces deux "taxis" manquants. Pour cette raison, j'aimerais suggérer que nous reportions le départ jusqu'à demain soir, suffisamment de temps pour déterminer le sort de ces taxis disparus. Quoi qu'il en soit, sans les outils de navigation et le ravitaillement, je doute que nous puissions effectuer ce voyage en toute sécurité? " La réaction générale de l'audience n'était pas loin de la panique. J'ai entendu quelqu'un jurer, d'autres parler de sauter dans la rivière et de nager jusqu'au rivage par crainte de l’intervention des garde-côtes communistes! Tout le monde chuchotait, personne n’a trouvé aucun argument convaincant pour contester les propositions du propriétaire du bateau. Moi non plus, j'étais sans voix ; un mélange de désespoir et d'incertitude semblait m'envahir. Combien de temps cette malédiction serait-elle sur nous? Après tant d’attente, d’angoisse et d’espoir, nous voici maintenant au cœur même du “Grand Poisson” en toute sécurité, et nous ne pouvions toujours pas partir? Était- ce la fatalité, pure et simple? Non, je n’allais pas me rendre à mon sort si facilement. Je devais faire quelque chose, mais quoi mon Bon Dieu? Une idée m'est venue à l'esprit. J'ai rapidement retrouvé mon calme. Je suis monté sur le pont supérieur, à la recherche des deux gars de la Marine dont j'ai entendu dire qu'ils seraient chargés de la navigation du bateau. Je les ai vus parler à voix basse à côté de leur cabine. Après 40 ans, c’est incroyable que je me souvienne encore de leurs noms et de la courte conversation que j'ai eue avec eux. Lưu, net et beau, était seul et Dưỡng, petit, peau foncée, a amené son fils de cinq ans avec lui. Je leur ai demandé: “Que pensez-vous de la proposition de M. Hai?” Lưu avec son sourire détendu a dit: "Je ferai tout ce que M. Hai me demandera de faire". Je me suis tourné vers Dưỡng et lui ai demandé: "Et vous?" Il a réfléchi un instant et il a dit: “ Je pense que nous devrions partir ce soir!“. “Comment pouvez-vous naviguer sans boussole?“ lui ai-je demandé. "J'ai apporté une petite boussole terrestre avec moi, juste au cas où j'aurais besoin d'ajuster l'autre boussole." “Dites-moi en toute sincérité, si, avec cette seule boussole terrestre, vous seriez capable de sortir le bateau de l'estuaire et à le conduire à destination?" Je n’hésitais pas à lui adresser mon inquiétude. Il a réfléchi un instant, la tête hochée et il a dit: «Avec l'aide de Dieu, je pense que ce serait possible!“ Alors, vous êtes d’accord tous les deux de partir ce soir si je peux convaincre M. Hai de changer d'avis?”  Leur ai-je demandé. Ils ont acquiescé résolument d’un signe de tête! Maintenant, avec un peu de recul, je crois que personne n’était sûr de rien en ce moment du destin. Ni moi, ni eux! Je les ai incités tout simplement à me mentir, à dissimuler une vérité si inquiétante…
Je me suis précipité vers le pont inférieur. Je croyais cependant qu'il serait crucial de préparer un peu l’opinion des autres passagers avant de m'adresser au propriétaire du bateau. J'ai dit à tous ceux que j'ai rencontrés: “Bonne nouvelle! S'il vous plaît, dites à tout le monde que tout ira bien! Nous avons déjà la boussole! (Je n'ai pas menti. Je leur ai dit seulement la moitié de la vérité! Je n'ai pas mentionné que ce n'était qu'une petite boussole terrestre!) Nous ne pouvons pas attendre ici un autre jour“, ai-je ajouté; “Nous serons arrêtés et mis en prison dans peu de temps. Mais pour ce faire, mes amis j'ai besoin de votre soutien,! D’accord?" Après avoir obtenu le consentement d’un grand nombre de passagers, nous nous sommes rassemblés et avons demandé à parler au propriétaire du bateau. Devant tous, j'ai dit à M. Hai: "Tout d'abord, nous partageons sincèrement votre inquiétude à propos des deux taxis disparus dans lesquels se trouve la plupart de votre famille. Nous savons aussi que votre famille a consacré beaucoup d'efforts à l'organisation de ce voyage. Cependant, notre bateau n'est pas en sécurité dans cette zone, il est trop exposé, d'ici nous pouvons voir l'éclairage des maisons dans les alentours. Si nous restons ici encore une nuit, croyez-moi, le bateau sera certainement découvert et confisqué ; tous les passagers seront appréhendés. Il n'y a pas de gagnant dans votre décision. C'est pourquoi nous vous demandons de nous laisser partir ce soir!” Pour être juste, je dois dire que M. Hai était une personne très décente, calme et toujours à l'écoute. D'une manière ou d'une autre, je peux sentir qu'au fond de lui, il partageait mon point de vue, mais en raison de l'incertitude de sa propre famille, il a hésité à prendre une telle décision. D'une voix tremblante, il disait: “Comme vous le savez tous, le bateau vous appartient puisque vous avez tous payé intégralement. Mais comme je l'ai mentionné plus tôt, la raison qui nous a obligés à retarder le départ n'était pas seulement à cause de l’absence imprévue de ma famille à la dernière minute, mais aussi parce que nous n'avons pas d'outil de navigation, et surtout pas de nourriture ni d'eau potable.” “Ne vous inquiétez pas, M. Hai. Nous avons une boussole de secours!”  J'ai répondu rapidement. “Qu'en est-il de la nourriture et de l'eau? “ A-t-il demandé. " Nous avons un sac de riz..." disait quelqu'un. Un autre a ajouté: “Nous pouvons rincer les réservoirs vides de diesel en plastique et les remplir avec l'eau de la rivière… Ce n'est peut-être pas la meilleure eau à boire, mais je pense que cela ne tuera personne!”
La majorité des passagers semblait approuver et a exprimé son soutien à ma demande! Le propriétaire du bateau l'a vu, alors il a dit: «Mes amis, si c'est votre décision finale, finissons tous les préparatifs, et nous partirons à 22 h! Cependant, j'aimerais vous demander une faveur: comme vous le saviez déjà, jusqu'à présent, nous ne savons pas ce qui a pu arriver à notre famille, nous sommes donc prêts à vous laisser, ainsi qu'à l'équipage, prendre contrôle du bateau. Mon gendre et moi, devons retourner pour savoir ce qui s'est passé et prendre soin de la famille”. Pour avoir été trompé tant de fois auparavant dans ma tentative d'évasion du pays, je déteste ces "surprises de dernière minute"! Puisqu'ils sont en charge de l’opération depuis le début, comment pouvons-nous nous en sortir sans eux? Mais sa demande était aussi très raisonnable ; leur famille est en danger et aurait besoin de leur aide. Je lui ai donc offert un compromis: “ Nous comprenons que vous devez prendre soin de votre famille, mais votre présence est également très nécessaire ici. Allons-y! Parlez à votre gendre, l'un de vous deux devrait venir avec nous!” Ils avaient l'air misérable, père et fils. Dans les circonstances actuelles, je pouvais dire qu'ils ne voulaient pas nous rejoindre. M. Hai a joint ses deux mains et a supplié son gendre: “S'il te plaît, laisse-moi retourner m'occuper de notre famille! Si les VC découvrent que nous sommes derrière tout ce bazar, ils seront probablement plus indulgents envers un homme plus âgé comme moi qu'un jeune homme comme toi! S'il te plaît, va avec eux ce soir!" Le jeune homme essuya ses larmes mais ne dit mot.
Un groupe de jeunes a déjà commencé à s’occuper de l'eau potable. Deux d'entre eux ont sauté dans la rivière ; les autres leur ont tendu des bidons en plastique de diesel vides pour les rincer et les remplir d'eau, puis ils ont utilisé une corde pour les tirer jusqu'au pont. Au bout d'une demi-heure, ils se sont retrouvés avec une dizaine de bidons d'environ 20 litres chacun. Pendant ce temps, tous les passagers préparaient leurs “ nids “ dans un espace très restreint. En fait, avec environ soixante-dix personnes, enfants compris, il n’y avait pas d’autre choix que de s'adapter à la disposition des “ sardines “. Si les deux autres bateaux-taxis avaient pu nous rejoindre, le nombre de passagers aurait approché la centaine, je me demandais comment il aurait pu y avoir assez de place pour tout le monde?
Le bateau était enfin prêt à appareiller vers minuit. Dans l'obscurité de la nuit, le bateau a commencé à glisser lentement, se dirigeant vers la mer de Chine. La tension et l'excitation se faisait sentir en ce moment solennel. Seules quelques personnes, chargées de manœuvrer le bateau restaient dans la cabine supérieure, le reste, y compris ma famille, se trouvait dans le compartiment inférieur. Tout le monde priait en silence pour un voyage en douceur et en toute sécurité. Nous n'étions qu'au tout début et j'étais très conscient des dangers qui nous attendaient à chaque étape du voyage. Pour naviguer en toute sécurité la nuit, empêcher le bateau de heurter les dunes ou son hélice de s'emmêler dans les filets de pêche, exigerait que les membres de l'équipage soient locaux et familiarisés avec la topographie de la rivière et avec son courant. Tout incident pouvait arrêter ou ralentir le bateau et nous mettrait tous en danger imminent d'être arrêtés.
Le bateau a fonctionné sans à-coups pendant des heures, mais tant qu'il n'atteindrait pas les eaux internationales, il faudrait toujours nous préparer à des surprises fâcheuses. Quand nous sommes finalement arrivés à l'estuaire, c'était l'aube. Les bateaux de pêche se dirigeaient vers la mer. La peur semblait s'estomper peu à peu. Tout le monde pouvait enfin respirer librement. Cependant, il était trop tôt pour célébrer, trop de dangers planaient encore au-dessus de nos têtes. Une chose à signaler, nous avons appris que le propriétaire et son gendre avaient quittés le bateau discrètement, peut-être juste au moment du départ. Que Dieu les protège!
Après environ 3 ou 4 heures de conduite en douceur, nous avons vu apparaître, assez loin, à notre droite, un gros navire blanc. Certains passagers sur le pont supérieur ont pointé du doigt le navire inconnu avec enthousiasme et ont même suggéré de nous rapprocher pour demander de l'assistance! J'ai rejoint d'autres pour convaincre l'équipage de faire le contraire car nous n'étions même pas sûrs d'avoir déjà atteint les eaux internationales. Si ce navire était russe ou cubain, au lieu de nous secourir, ils seraient heureux de nous prendre à son bord et de nous délivrer à leurs “ camarades “, les garde-côtes communistes. J’avais entendu parler de ce type d’éventualité longtemps avant, quand j’étais encore dans le pays. Dans les moments difficiles, j'ai trouvé que le bon sens et le bon jugement sont les compétences de base de la survie! Le problème c’est que très peu de gens en ont assez.
Le temps était magnifique et l'eau était calme. Nous pouvions déjà sentir la liberté dans chaque bouffée d’air que nous aspirions ; plus de soucis pour les garde-côtes VC. Pourtant, les autres menaces étaient encore toujours là, intactes: les intempéries de la haute mer et les attaques abominables des pirates thaïlandais. Tomber dans l'une des deux pourrait signifier une mort certaine ou des blessures incurables à vie!
Le grand poisson fonçait résolument dans l’obscurité de la nuit sans interruption. À cette heure avancée, j'étais sûr que nous étions déjà dans les eaux internationales. Notre destination prévue était l'Indonésie, dans l'espoir de nous éloigner le plus possible de la route de pêche des pirates thaïlandais, néanmoins, la menace de piraterie restait toujours présente dans mon esprit depuis que nous nous préparions à nous échapper par la mer. Bien que je ne sois pas un catholique très dévoué, j'ai toujours prié Dieu de nous épargner de ces dangereux sauvages. Je pourrais pardonner le vol, mais je ne pourrais jamais tolérer les actes violents et vicieux contre les innocents, en particulier contre les femmes et les enfants. Bien sûr, comme tout le monde, je craignais pour ma vie, mais me connaissant si bien, je savais parfaitement comment je me comporterais dans ces moments abominables. Je ne pourrais jamais faire le mort, ou rester résigné, soumis, à témoigner ces salauds attaquer, violer, tuer leurs victimes, encore moins si cette personne était ma femme, mon enfant, ma sœur... Je préfère mourir sur le champ de bataille contre les agresseurs que de mourir plus tard dans mon lit, rongé par la honte et le remord. Oui, j'avais pratiqué des arts martiaux quand j'étais jeune, mais je ne suis pas Bruce Lee, ni Rambo ; mon sort serait scellé à coup sûr en cas d'affrontement! Même maintenant, à soixante-douze ans, mon allergie à toute saloperie et violence est encore bien connue! Peut-être que le bon Dieu savait que ma prière était sincère et pour une bonne raison; on aperçut aucune activité de pirates pendant tout le trajet. Nous avons vu passer des bateaux géants à la place, parfois à longue distance, d'autres fois très près, si près que nous craignions tellement que les vagues de leur passage aient pu mettre en danger notre tout petit bateau. J'ai vu des gens nous regarder avec de grosses jumelles depuis leur pont. Malheureusement, aucun d'eux n'a répondu à nos signes de détresse, ils nous ont laissés tout simplement en arrière avec notre frustration et notre sensation de fragilité extrême face à l'immensité de l'océan, une sensation que nous n'avions pas connue avant leur rencontre. Heureusement, la haute mer était de notre côté, calme, nous berçant comme une vraie mère. Il y a un vieux dicton vietnamien, basé sur l'expérience des pêcheurs: “Tháng ba bà già đi biển!” (En mars, même les vieilles dames peuvent se permettre de voyager en bateau!). Nous étions pourtant fin février!
Au cours de notre traversée, les passagers se sont vus servir avec une soupe de riz “spéciale“ qui sentait le gasoil, notre eau potable partageait la même odeur. Personne ne s’en plaignait. À d'autres moments, manger et boire aurait été́ un sujet sérieux pour la plupart d'entre nous mais à ce moment particulier, ils n'étaient rien que des instincts de survie.
Le troisième jour en mer, Dieu merci, tout allait encore bien: le bateau a bien tenu et a fonctionné sans faille ; les passagers étaient en bonne santé bien que faibles, à cause du confinement, du manque de mouvement physique, et aussi du manque de nutrition. Ils ont eu amplement le temps de s'adapter aux conditions de navigation. Dans la journée, je venais plus souvent sur le pont supérieur pour respirer plus librement et papoter avec l'équipage.         
C'était vers la fin de l'après-midi du troisième jour. L'équipage pensait que nous aurions dû atteindre les eaux malaisiennes ou indonésiennes! Rien de plus qu'une supposition, puisqu'ils ne possédaient même pas de cartes et de boussole de navigation!
Parmi les personnes avec lesquelles je côtoyais sur le pont supérieur, il y avait Hung, le jeune frère d'un ami. Hung était un jeune policier de l'ancien régime envoyé dans un “camp de rééducation“ après la chute du Sud-Vietnam. Il a réussi à s'échapper du camp avec l'aide d'une gardienne VC qui avait le béguin pour lui! Une histoire d'amour très difficile à croire ou une tentative d’évasion avec la complicité du cœur? Néanmoins, il avait une fille de cette relation avant de fuir le pays.  En fait, son frère s'est inscrit pour le voyage, mais après la tentative infructueuse du mois dernier, il a eu la trouille et a cédé sa place en faveur de son frère fugitif.
Un tout petit et insignifiant incident dont je me souviens encore après tant d’années: Un soir, j'ai emporté mon imperméable sur le pont supérieur pour le laver de toute trace de mal de mer des jours précédents. Il faisait si noir, je me suis assis à côté de Hung, appuyé contre le bord du bateau, j'ai tenu l'imperméable par le col et je l'ai plongé dans l'eau de mer qui était à ma portée. Soudain, une vague est venue et l’a arraché de ma main et l'a emporté rapidement sous la surface de l'eau sombre. Un incident banal qui m'a envoyé des frissons dans le dos. J’ai l’impression d’avoir vécu le même moment de terreur, comme des milliers de boat people malchanceux, d’être aspirés dans ce ”Black Hole”, ce gouffre noir et insidieux de non-retour. Leurs âmes seraient marquées à jamais par cet atroce instant d’adieu imprévu. Moi-même, après 40 longues années, je porte encore cette sensation effrayante!
La nuit était tombée depuis longtemps. Nous ne voyions toujours aucun signe de terre devant nous. L'équipage avait l'air désespéré, la plupart d'entre eux pensaient que nous avions dû passer à côté sans la voir! Cette conclusion semblait plausible. Comment pouvions-nous espérer atteindre notre destination avec une simple boussole terrestre?
 
ENFIN LE SALUT
Il devait être minuit passé. Je ne pouvais pas dormir au milieu de tout espoir qui s'évanouissait. Je suis venu sur le pont supérieur pour avoir des nouvelles. L'anxiété semblait planer sur nous. Soudain tout le monde était surpris et complètement émerveillé de voir vaciller une ondulation de lumière de couleur orange entre les nuages ​​de loin sur notre côté droit. Les présomptions étaient nombreuses et variées. À mon avis, ce pouvait être les lumières d'une ville se reflétant sur les nuages. Peu importe l’origine de ces reflets de lumière, sans aucun doute, ce devrait être le même signe céleste qui avait conduit les Rois Mages à la crèche!
L'espoir revint rapidement, et tous ont accepté de changer de direction, visant cette clarté dans la nuit noire. Bien que le bateau ait accéléré, après des heures, les nuages ​​orange étaient toujours loin! Vers 3h00 du matin, nous sommes arrivés enfin à une distance à partir de laquelle nous pouvions enfin identifier la source de lumière, un vrai "changeur de jeu" qui nous a guidé à travers les ténèbres de la nuit. C'était quelque chose qu'aucun d'entre nous n'avait jamais vu auparavant: une grande plate-forme pétrolière crachant du feu comme un dragon géant dans un conte de fées!
Une plate-forme pétrolière indonésienne la nuit, assez semblable à celle que nous avions vue.
Ce feu s'est reflété sur la surface sombre de la mer comme un volcan qui déversait ses laves par-dessus les vagues, qui, à leurs tours, renvoyaient ce reflet orange vers les nuages. C'est ce qui avait attiré notre attention à des dizaines de kilomètres de là. Mystère résolu!                     
Ce reflet scintillant de lumière apocalyptique, couleur de sang, couplé à notre émotion extatique du moment, m'a rappelé instantanément le chef-d'œuvre de Théodore Géricault (*) "Le radeau de la Méduse " représentant une scène de naufrage. Sans aucun doute, nous étions beaucoup plus chanceux que les victimes de la Méduse! La plupart des passagers s'étaient réveillés pour célébrer ce moment inoubliable de leur vie. Ils se tenaient là, ébahis, hypnotisés. Ajouté à ce paysage unique, un banc de poissons relativement grands et rapides, venu de nulle part, tournaient en rond, plongeant inlassablement autour de notre bateau. Au début, leurs grosses nageoires dorsales nous faisaient croire qu'ils étaient des requins, attendant avec impatience leur “petit déjeuner”. Plus tard, j'ai réalisé qu'il ne s'agissait que de sympas dauphins accueillant les fugitifs fortunés.                  
(*) Talentueux peintre français du 19ème siècle

Après quelques hésitations, nous avons décidé de nous diriger vers le site de forage. Toute la zone était bien éclairée. Nous pouvions voir une forme humaine debout sur la plate-forme supérieure. De très loin, l'homme agitait ses mains, comme pour nous faire signe de ne pas nous approcher. Ignorants des régulations de sécurité des sites de forage pétrolier et désespérés comme nous étions, nous avons complètement ignoré l'avertissement. L'homme là-haut a continué à nous envoyer son "message", cette fois à l'aide d'un tuyau d'arrosage. Pas de résultat! Nous avons continué à nous approcher jusqu'à ce que, de nulle part, nous voyions un bateau de taille moyenne avec des occupants dessus, se diriger dans notre direction. Avec un mégaphone, ils nous ont demandé de les suivre. Nous avons dû nous soumettre à leurs instructions cette fois, en suivant le bateau de tête jusqu'à ce que nous ayons atteint un ferry de la taille d'un petit terrain de football. Nous avons appris plus tard que le ferry servait d'abri du personnel de forage. Nous avons amarré notre bateau à côté de ce monstre. Quelle différence de taille entre les deux! Seuls des gens comme nous, fous et désespérés, oseraient traverser l'océan dans cette minuscule "coquille de noix". L'équipage nous a permis de monter sur le ferry. Notre bateau tanguait dangereusement, tout le monde devait faire très attention à ne pas se faire piéger et s'écraser contre le flanc métallique du ferry. Il était environ quatre heures du matin, le 26 février 1981, lorsque nous avons mis nos pieds sur le ferry. Bien qu'il fasse encore nuit, ce devait être le moment le plus mémorable, le plus heureux de notre vie. Après plus de trois jours et quatre nuits, bravant l'impensable, nous avons fièrement embrassé la récompense ultime de notre sacrifice: la liberté reconquise!
Un groupe d'ingénieurs indonésiens et de foreurs nous a accueillis sur le pont. Ils étaient très sympas et accueillants. Certains d'entre eux parlaient assez couramment l'Anglais. Ils nous ont offert des boissons, du café ou boissons gazeuses, des fruits comme des bananes, des pommes. Après les jours passés à manger de la soupe claire de riz et à boire de l'eau avec une forte odeur de boue d'huile, tout le monde était impatient de pouvoir manger enfin de la vraie nourriture.
Après environ une heure de repos, de rafraîchissement, de repas léger avec l'équipe Indonésien, nous avons été tellement surpris lorsque notre hôte nous a demandé gentiment de regagner notre bateau et d'être prêt à l'emmener vers la destination finale, le centre de réception des réfugiés de Kuku, pas très loin d'où nous étions. Ils nous ont rassuré que tout irait bien car ils nous fourniraient de la nourriture supplémentaire, de l'eau potable et des cartes marines de base pour nous aider à nous y rendre. Tout le monde était tellement déçu. Comme d'autres passagers, j'avais pensé à tort que nous serions autorisés à rester temporairement sur le ferry en attendant qu’un autre bateau vienne nous chercher et nous emmener dans un camp de réfugiés. Après ce rapide fantasme de liberté, l'idée de repartir avec de nouvelles incertitudes n'était pas très réconfortante, à part les accidents qui peuvent survenir à tout moment, nous ne savions même pas si nous serions les bienvenus ou non à l'île Kuku... mais que faire?
Quand tout le monde est revenu au bateau, il faisait encore très sombre, le “ capitaine “ a mis le moteur en marche avant à plein régime. Soudain un horrible bruit d'écrasement a résonné, accompagné d'un violent soubresaut. Il y avait beaucoup de gémissement parmi les passagers. Je suis monté sur le pont supérieur pour savoir ce qui a pu se passer. Le capitaine, à cause de l'obscurité, n’a peut-être pas vu la chaîne d'ancre colossale qui sécurisait le ferry, ce qui a fait que la proue du bateau a heurté la chaîne et s'est endommagée; cependant les dégâts n'étaient pas très graves et semblaient ne pas mettre le bateau en danger. Embarrassé peut-être par l'incident, le capitaine a tenté une deuxième fois d'avancer le bateau. Il semblait avoir perdu son sang-froid (*), et encore une fois la proue du bateau a heurté la grosse chaîne de fer, elle subissait des dommages plus importants cette fois.
(*) après presque quarante ans, grâce à une communication récente (2020) avec une dame qui a partagé le voyage avec nous, elle a confirmé que l'accident était intentionnel, mis en scène par notre équipage pour donner aux Indonésiens plus de raisons de nous secourir tout de suite. J'étais peut-être le seul imbécile du coin!

Les travailleurs indonésiens, témoins de notre départ depuis le pont de leur ferry, paniqués eux-mêmes par l'incident, ont utilisé le mégaphone pour nous demander de stopper et de revenir tout de suite. L'un des ingénieurs à qui j'ai parlé plus tôt, nous a demandé de rester sur place et de leur laisser le temps de demander des instructions à leur autorité supérieure. Peu de temps après, le même gars est revenu et m'a fait signe de m'approcher. Il m'a dit que nous devions créer une situation d'urgence, comme couler volontairement le bateau pour qu'ils puissent nous secourir tout de suite sans passer par beaucoup de formalités administratives. Sur la base des lois maritimes, ils auraient l'obligation d'assister les personnes en détresse en mer! Non seulement j'ai été surpris par sa suggestion, mais j'étais aussi profondément reconnaissant! Pour m'assurer de bien comprendre sa proposition, je lui ai demandé encore et encore. Enfin, j'ai relayé le message à notre équipage, qui a donné son accord et désigné un petit groupe pour mettre en scène “l'incident“. Cependant, un problème de sécurité m'est venu à l'esprit. Je l'ai partagé avec l'ingénieur indonésien: “Lorsque l'eau commencera à entrer dans le bateau, sans aucun doute, cela provoquera beaucoup de panique et de bousculade parmi les passagers, il serait donc beaucoup plus sûr de permettre aux femmes et aux enfants d'être transférés au ferry avant que cela ne se produise ; le reste pourrait évacuer plus tard”. Mon inquiétude semblait valide; l'homme est revenu un instant plus tard avec l'approbation de son patron.
“L’équipe-sabotage”, sans de bons outils, a eu du mal à perforer la planche de la coque du bateau, pour y faire une ouverture où l’eau pourrait entrer et faire sombrer le bateau. Il a fallu beaucoup plus de temps pour couler le bateau que nous ne le pensions. Après plus d'une heure d'attente, l'équipage indonésien a finalement permis au reste d'entre nous de monter à bord du ferry. Le soleil a commencé à se lever à l'horizon.
Ce n'était que vers neuf heures du matin, après environ 4 heures, que le bateau a été submergé entièrement par l'eau de mer et englouti dans un vortex avec un grand bruit de chasse d’eau terrifiant. C'était horrible de voir un bateau dans lequel nous avons passé ces derniers jours, descendre dans ces eaux sombres et profondes. Dieu merci, il n’y avait personne dedans!
Le temps passé sur le ferry a été court mais merveilleux et relaxant! Même dans mon rêve le plus fou, je ne pouvais jamais penser qu'un jour je serais là, de nulle part, entre la mer et le soleil, “ né de nouveau “, non pas au sens chrétien du terme, mais comme un nouvel homme qui a vaincu sa peur, l'incertitude et les dangers pour être né de nouveau et libre!
J'ai passé le plus clair de mon temps à profiter de la vue panoramique sur la mer et à observer les travailleurs indonésiens passer leur temps libre. J'ai surtout aimé les regarder pêcher, à mains nues et à la ligne. Ils ont tiré les poissons les uns après les autres, sans effort. Ils étaient tous gros et frais! Ecaillant leurs prises, les éviscérant puis les nettoyant à l'eau de mer, tout s'est fait avec dextérité. Dans la dernière étape, ils les ont suspendus pour les sécher au soleil afin de les conserver.
Je me suis lié d'amitié avec Sonny, un ingénieur avec qui j'ai parlé plus tôt, lorsque nous avons mis les pieds pour la première fois sur le ferry. Je me suis renseigné sur sa famille, son travail, et j'ai également partagé des informations sur ma famille et sur la vie au Vietnam communiste d'après-guerre. Il m'a écouté intensément. Je lui ai dit que mes parents devaient être très impatients d'avoir de nos nouvelles. Sans aucune hésitation, Sonny m'a demandé de rédiger un télégramme à ma famille et il serait plus qu'heureux de l'envoyer quand il irait à Singapour pour son week-end. Que son bon cœur soit béni! (*)
J'ai écrit un court message à ma sœur aînée vivant à Houston, au Texas, pour lui faire savoir que nous étions actuellement sains et saufs en Indonésie. Je lui ai également demandé de transmettre la bonne nouvelle à mes parents et à ma belle-sœur en Virginie. Quelque temps après mon arrivée à Houston, ma sœur m'a retourné ce télégramme historique que j'ai toujours en ma possession après plus de 40 ans.
Comme indiqué, le télégramme a été envoyé le 03 mars 1981 de Singapour, douze jours seulement depuis le jour où nous avons quitté Saigon. Incroyable!
(*) Cette grande faveur que j'ai reçue d'un bon Samaritain m'a renvoyé à un vieux souvenir en 1980 quand j'étais encore à Saigon. Un soir, après le dîner, nous avons entendu beaucoup de tumulte devant notre porte d'entrée. Je suis sorti pour voir ce qui se passait. J'ai vu certains de mes voisins entourer un étranger vêtu d'un vieil uniforme militaire du S. Vietnam en lambeaux. Il utilisait des béquilles car apparemment, il avait un pied blessé encore dans un pansement sale qui puait terriblement! Il a dit qu'il était un ancien lieutenant d'infanterie, fraîchement libéré d'un "camp de rééducation". D'après son histoire, étant prisonnier de guerre, avec quelques-uns de ses camarades, il a été contraint de nettoyer un ancien champ de mines. Il a été blessé dans un accident tragique et son pied s'est infecté gravement par manque de soins médicaux. Il a été libéré peu de temps après. Quand il est revenu chez ses parents, il a découvert qu'ils avaient déjà décampé. Sa maison a été confisquée. Ses cousins ont dit que ses parents s'étaient échappés, et ils vivaient maintenant en France. Je lui ai demandé s'il avait leur adresse? Il a hoché la tête et il a fouillé dans son sac en plastique et me l'a donnée. J'ai noté les informations sur un morceau de papier et lui ai promis que je leur écrirais une lettre pour les informer de sa situation. Il m'a remercié poliment et m'a dit qu'il reviendrait plus tard pour me voir. Son histoire nous a touché énormément, alors malgré la maigreur de nos ressources sous le nouveau régime, tout le monde a fait de son mieux pour l'aider, certains avec de vieux vêtements, d'autres avec de l'argent ou avec de la nourriture. De ma part, je lui ai donné un petit sac de riz. J'ai écrit une courte lettre à sa famille comme promis et je l'ai postée le lendemain. La lettre m'a été retournée près d'un mois plus tard parce que l'adresse que le gars m'a donnée était inexistante! Fin de l’histoire! Le gars n'est jamais revenu me voir non plus. Je déteste tirer une conclusion rapide, mais je ne pouvais m'empêcher de penser qu'il était un escroc. Si c'était le cas, ce type était un vrai génie: un conteur hors pair, un excellent psychologue, un acteur de premier ordre qui méritait un Oscar de Hollywood! Dois-je en dire plus?
Ici et maintenant, je me retrouvais presque dans une même situation: un pauvre fugitif, au milieu de la mer, loin de chez moi. Dans le passé, à un moment donné, j'étais un bon samaritain qui a essayé d'aider une âme perdue ; maintenant, j'en ai trouvé un, moi-même, sur ma route, qui est venu à moi avec son cœur bienveillant. Si ce n'était pas le Karma, c'était quoi alors?

Vers 16h00, l'autre bateau qui servait de “taxi” entre le ferry et la plateforme pétrolière, est revenu nous chercher et il nous a emmenés au rendez-vous avec FLORA. Regrettablement, ce n’était pas une dame comme son nom aurait suggéré, c’était un vrai paquebot par sa taille et par sa majesté, avec un équipage volontaire allemand de l'ouest. Leur mission humanitaire était de secourir les boat people en difficulté dans la mer de Chine. Lorsque nous nous sommes approchés suffisamment, l’équipage a descendu un long escalier métallique muni de rampes ; en plus, comme notre bateau tanguait si dangereusement, on a tendu un filet maillant de corde au-dessous de l'escalier au cas où quelqu'un pourrait trébucher et tomber à l'eau: Un petit détail banal pour certains, mais qui m'en disait long! Ces étrangers se souciaient de notre sécurité. Ils avaient tout laissé derrière eux: leur famille, leur travail, leur confort pour venir ici secourir ces êtres humains désespérés qui ont fui leur pays où ils ont été persécutés, maltraités entre les mains de leurs propres frères? Nous avons remercié et dit au revoir à nos frères Indonésiens avant de partir.  
J'ai vite appris que le capitaine du FLORA était allemand et parlait plutôt bien le français. Il était surpris et ravi que je puisse faire la même chose. Il m'a fait savoir qu'il avait besoin d'un volontaire pour rejoindre l'équipe de cuisine pour préparer le dîner. J'ai accepté l'offre avec plaisir.
Ce soir-là, nous avons eu un dîner fantastique avec du riz cuit à la vapeur, du ragoût de boeuf, de la soupe de légumes et du poisson frit. Tard dans la nuit, juste avant minuit, nous avons appris que le navire devrait faire un autre arrêt rapide pour prendre un nouveau groupe de “boat people“ qui avait été secouru plus tôt et emmené dans un petit village pas trop loin de notre itinéraire à l'île de Kuku. Je n’ai pas cru mes yeux quand j’ai vu Truc, une connaissance d'enfance, parmi les premières personnes qui ont mis le pied à bord. J’ai bien connu sa famille parce que ses parents ont loué leur maison des miens et y ont vécu pendant une dizaine d’années. Nous avons grandi ensemble dès notre très jeune âge. J'ai quatre ans de plus que lui, je crois. Plus tard, il est devenu pilote de jet du VN Air Force. Il avait quitté Saigon une semaine avant moi. Je le savais car il s'est arrêté chez nous pour nous dire au revoir la veille de son départ. Son bateau a eu beaucoup de problèmes mécaniques en mer qui ont causé du retard. A partir de ce moment, il a rejoint notre groupe jusqu'à son départ pour les États-Unis.

L'ILE KUKU
Avant 1975, l'île de Kuku était une petite île inconnue parmi les 18.300 autres îles qui formaient l'archipel indonésien. Entourée d'autres îles, l'eau y était calme, comme celle d'un lac. En 1979, avec l'introduction du "Programme de départ semi-officiel" (Bán chính thức), une évacuation massive de la population sino-vietnamienne hors du Vietnam poussée par l’autorité communiste après des incidents militaires le long de la frontière entre les deux pays frères. Avec l'approbation du gouvernement Indonésien et du HCR (Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés), l'île a été dédié à l’accueil des milliers de réfugiés qui ont fui Vietnam. Depuis lors, il est devenu l'un des plus célèbres Centres de Réfugiés de toute la région.
Avec le matériel trouvé sur l'île, les réfugiés ont construit de leurs propres mains de nombreuses huttes rudimentaires, rapiécées, juste assez bonnes pour les protéger du soleil et de la pluie. Si vous n'étiez pas bricoleur, vous pourriez engager d'autres personnes pour le faire à votre place.
Les frais pouvaient aller jusqu’à un TDO (Tael d'or) ou moins, selon la dimension et la qualité de la construction, mais ce ne serait pas un vrai problème pour certains des clients qui étaient riches. Bien sûr, ils pourraient aussi revendre leur cahute plus tard, peut-être avec une petite perte, avant leur départ pour se réinstaller dans un autre pays.
Le 01 mars 1981, après huit jours de mer, nous sommes arrivés sur l'île de Kuku. Après le mal de mer, nous avons expérimenté le "mal de terre". Nous nous sentions tous groggy, comme si nous étions ivres. Notre corps avait besoin de se réadapter à une surface plate et solide, après avoir navigué pendant plus d'une semaine.                                                                           
Nous avons vu une centaine de Vietnamiens se précipiter vers le quai, nous saluer de leurs mains, nous interpeller, demandant d'où notre bateau était parti? Ils ont essayé de savoir s'il y avait quelqu'un de leurs connaissances parmi les nouveaux arrivants.
Nous étions toujours à part dans une zone séparée près du quai, attendant de passer par différents protocoles comme l'enregistrement et l'examen physique préliminaire avant d'être officiellement admis au camp. J'ai pu constater une réaction indignée chez les femmes lors de la session menée par des « hommes-nous-ne-savons-pas-qui ». Étaient-ils médecins, infirmiers ou simplement des soldats curieux, profitant de la situation? Personne ne le savait. Le droit à la vie privée n'existe pas dans les pays du tiers monde, encore moins dans un pays musulman où les femmes sont traitées comme des citoyennes de seconde classe! Heureusement, la séance n'était pas longue et il n'y a pas eu d'autres abus. Après tout, nous n'étions que de pauvres réfugiés, indésirables et repoussés partout, même par les pays que nous avons considérés comme bon voisins ou alliés dans le passé. À quoi pouvait-on s'attendre? Nous aurions dû être reconnaissants que " l'examen physique" ait été effectué par des indonésiens, même “ curieux”, et non par les pirates thaïlandais!
A cette époque, il y avait beaucoup de huttes abandonnées à Kuku, la plupart étaient dans un état lamentable. Notre première tâche a été de choisir un bon emplacement pour notre " chez-nous “: une hutte vacante, solide, avec une vue de face sur la mer, grande assez pour six personnes: moi, ma femme, mon fils, mon jeune beau-frère Dang, et enfin nos deux compagnons improvisés Hùng et Trúc. Notre prochain effort serait d'améliorer notre nouvel abri avec tous les matériaux disponibles provenant d'autres cabanes inoccupées. Pour en finir, notre nouvelle “ Sweet Home “ aurait besoin d'un bon coup de nettoyage. Et voilà! Il était temps de nous y installer!
Nous étions ravis de recevoir des fournitures de base de la part de l'équipe d'accueil du camp, nécessaires à notre séjour temporaire, notamment des moustiquaires (*), des couvertures… Nous avons aussi reçu un réchaud à pétrole pour cuisiner ; “ l’argenterie “ pour six personnes, du riz, des nouilles, des conserves et un grand réservoir d’eau potable...
(*) Le paludisme était encore une cause majeure de décès sur cette île. Il avait tué de nombreux réfugiés vietnamiens à KuKu.

Ma femme était la seule dame de notre groupe, ce n'était donc pas surprenant que nous l'ayons élue à l'unanimité comme notre chef-cuisinière, avec quatre aides fiables à sa disposition. Notre seule préoccupation: à part l'huile de cuisson, il n'y avait aucune autre épice incluse dans notre ration journalière, au moins pour le temps où nous étions à Kuku. Pas de sel, pas de sauce de poisson (Nước mắm) ou de soja, pas de piment, de poivre… zéro! Pour résoudre ce grave problème, à ma suggestion, nous avons commencé à récupérer l'eau de mer et à la faire bouillir dans une casserole jusqu'à ce qu'elle se soit évaporée et ait produit du sel de mer au fond. C’était une expérience nouvelle et excitante pour nous tous. Notre ration quotidienne de riz était assez généreuse, ce qui nous a permis d’utiliser les restes de riz pour échanger contre des poissons frais des pêcheurs locaux. Ils sont partis tôt le matin et sont revenus avec leurs prises en début d'après-midi sur leur petit bateau de pêche. (*) Quand ils nous voyaient de loin leur faire signe, avec un sac en plastique rempli de riz, ils comprenaient et se rapprochaient pour que nous puissions sortir dans l'eau pour les rencontrer.
(*) C'était une "embarcation" très primitive, plutôt mince, qui se composait d'un châssis principal avec une paire de stabilisateurs en bois de chaque côté.

Nous n'avions jamais vu de poissons aussi frais nulle part auparavant, se tortillant encore au bout d'une petite corde! Échange équitable! Tout le monde était content: ils étaient ravis d'avoir plus de riz pour nourrir leur famille; nous étions également ravis d'enrichir notre menu du jour avec des plats plus frais et plus nutritifs, en plus des aliments en conserve.                 
La nécessité est la mère de toute créativité! Avec très peu de choix dans notre ration quotidienne, ma femme a réussi à satisfaire tous les goûts avec ses créations culinaires uniques, comme “ dessert de haricots verts au miel “ (Chè đậu xanh mật ong), “Nouilles au canard en conserve“ (Mì vịt… hộp), “Spam en sept plats”… (Thịt hộp Spam bảy món).
Dans l’état où nous étions, tout était susceptible de nous apporter appétit, joie et bonheur. Tout pouvait être facilement toléré, même devenir agréable. Optimiste de nature, j’ai vite oublié mes angoisses toutes récentes, ces moments difficiles dans notre tentative d’évasion, histoire de profiter de nos vacances improvisées sur cette île perdue de l’Indonésie! Nous avons vite appris à savourer nos jours avec un esprit de campeur: Être simple, sans souci, se contenter de peu, sans grande demande, à jouir pleinement d’un ciel ouvert, d’un paysage vierge et exotique. Faute d’électricité, nous dinions tôt. Quand la nuit arrivait, nous nous réunissions, et sous un ciel étoilé ou au clair de lune, nous aimions échanger quelques blagues, un petit bout d’histoire ou un vieux souvenir. Truc était grand, avec son teint foncé, ses cheveux bouclés et son grand sourire, il ressemblait plus à un gars du coin qu'à un réfugié vietnamien. C’était un grand farceur et il apprenait vite. Après seulement quelques jours, il pouvait déjà “communiquer” avec un dialecte local de base. Il était bon chanteur avec sa voix rauque, il insistait toujours pour que nous le rejoignions à son spectacle de fin de soirée!
La seule perturbation sur cette île, la nuit, était la présence de rats. Ils rôdaient partout à la recherche de nourriture, résultat possible du grand nombre des boat people vivant sur cette île dans le passé. Pendant la nuit, ils s’aventuraient même près de nos grabats en faisant des bruits grinçants que ma femme détestait tellement.
Une petite note à propos de l’île Kuku: En plus d'être une halte temporaire pour un bon nombre de réfugiés vietnamiens qui ont fui leur pays à la fin des années 70 ou au début des années 80, KuKu était également un lieu de repos final pour un bon nombre d'entre eux, qui n’ont pas pu survivre même après avoir été́ secourus ou qui étaient morts pendant leur séjour sur l’île, de différentes maladies, principalement du paludisme. Après plus de quarante ans, la plupart des tombes sont toujours là. Récemment, certaines familles sont retournées sur l'île pour récupérer les restes de leurs proches et les ont ramenés près de leur famille.
Lors de notre court séjour à Kuku, les représentants du HCR sont venus de Singapour pour interviewer les nouveaux arrivants et finaliser l'enregistrement. Le commandant en charge de l'île de Kuku était Major Dohardjo, officier du Corps des Marines indonésien qui avait servi au Vietnam avant 1975 en tant que membre de la Commission internationale de contrôle, qui supervisait la mise en œuvre des accords de Paris signés en 1973. J'ai eu la chance de parler avec lui plusieurs fois; c'était un homme très gentil et attentionné!
Après près de trois semaines de loisirs à Kuku, le 20 mars 1981, nous avons dû nous préparer pour embarquer à bord du “Sea Sweep”, un cargo parrainé par le World Vision Evangelical Church Group pour être transféré au camp central de réfugiés sur Pulau Galang (île de Galang).
Contrairement au Flora, l'équipe de bénévoles du Sea Sweep n'a laissé aucune trace sur mon cœur sensible car nous n'avons pas eu de contact réel avec eux. C'était un petit groupe de jeunes asiatiques, hommes et femmes, peut-être taïwanais ou singapouriens, qui passaient le plus clair de leur temps à s’amuser entre eux. La seule interaction a eu lieu lorsqu'ils nous ont remis une Bible de poche en vietnamienne lorsque nous avons mis le pied sur leur bateau. C'était comme si nous prenions un bus: monter, descendre et partir! Pour moi, la charité, même sous la forme simple du toucher ou de compassion, est encore une vertu rare chez les asiatiques! Est-ce une observation pessimiste, généralisée et pleine de préjugés de ma part? J'espère sincèrement que c'est le cas.
 
BIENVENUE À PULAU GALANG
Le camp de réfugiés de Galang d’une superficie de 80 hectares était très encombré en période de pointe. On estime qu’environ  deux cents cinquante réfugiés Indochinois sont passés par Galang de 1979 à 1996. Plus de la moitié de ce nombre étaient des réfugiés vietnamiens arrivés par bateau directement du Vietnam ou rejetés par la Malaisie avant d'atteindre l'Indonésie. Le camp était divisé en deux zones différentes: Galang 1 et Galang 2. Mon groupe était à Galang 1. Chaque site avait des dizaines de casernes couvertes de toits ondulés. Deux longues surfaces élevées en bois, une de chaque côté, nous servaient de lits. À l'arrivée, l'autorité du camp a attribué à chaque groupe un identifiant, en fonction du pays d'accueil et de l'ordre d'arrivée de leur bateau. Le mien était IN15129 (IN = Indonésie/ M = Malaisie/ P = Philippines/ H = Hong Kong ; 15.129ème groupe admis en Indonésie)
Ma première impression en arrivant au Camp était comme si je venais d'arriver dans un pauvre petit village de pêcheurs vietnamien: l'air marin, les gens, la langue, même l'odeur des aliments. Il y avait même un petit marché où les vendeurs et les acheteurs étaient tous vietnamiens. Certaines personnes, dont les demandes d'asile avaient été retardées pour une raison quelconque, se sont préparées à un séjour prolongé sur l’ile en ouvrant une petite “ entreprise “ pour obtenir un peu plus d’argent et améliorer leur séjour. Ils vendaient des cigarettes (*), des boissons comme du café glacé au lait concentré, des douceurs comme le “ chè “, des boules de riz gluant, des cocktails de fruits... Certains vendaient même des vêtements neufs, des sandales, des chaussures. Certains faisaient l'échange de devises, dollar américain contre rupiah. D'autres, avec leurs entreprises florissantes, offraient même d'acheter de l'or. Les Vietnamiens, survivants de guerres, sont très débrouillards et aussi très doués au commerce!
(*) La cigarette indonésienne appelée Djarum Black est assez forte avec un agréable goût d'anis. Elle émet un bruit de craquement de brûlure lors de chaque bouffée.

Peu de temps après leur arrivée dans le camp, certains réfugiés ont peut-être reçu une aide financière de leur famille ou de leurs proches déjà réinstallés à l'étranger ; d'autres ont vendu leur or pour leur argent de poche comme c’était notre cas, nous avons vendu une bague en or (*), ce qui allait nous donner assez de Rupiah pour nous adonner à de petits achats le temps que nous passerions dans le camp.
(*) Chaque bague avait la valeur de 1/10 d'un TDO = 3,75 gr d'or pur, valeur actuelle 210 USD  10/2020

J'avais été témoin d'une très grande résilience chez mes compatriotes. Je ne suis pas surpris car je suis l'un d'entre eux. Dans un pays où il y avait plus de temps de guerre que de paix, génération après génération, à maintes reprises, il nous a fallu repartir à zéro. Nous devrions être les descendants directs de Sisyphe, le dieu Grec! L'instinct de survie devrait être profondément implanté dans notre ADN!
Nous avions déjà reçu nos cartes d'identité avec photo. Décidemment ce n’étaient pas des “Glamour shots”, tout le monde avait l'air terrible sur la photo ; c'étaient plutôt des photos d'identité judiciaire comme celles sur la liste des personnes les plus recherchées du FBI. Mais peu importe, rien à redire!
Peu importe!
Contrairement à Kuku, à Galang, il y avait plus d'activités auquelles nous pouvions participer: Des cours d'Anglais, de dactylographie, de couture. Il y a aussi une plage pas très loin où nous pouvions aller nous baigner, un petit marché pour y aller faire des courses. De temps en temps il y avait des projections de cinéma en plein air pour nous divertir. Deux endroits très fréquentés par les réfugiés: l’église Catholique et le temple Bouddhiste. Après avoir survécu à une telle épreuve, il était normal que les croyants soient devenus plus fervents. Le dimanche, l’église était bondée pendant la messe avec une excellente chorale! Pas de surprise, ici elle a eu tout le temps de répéter.
Le Père Dominici, l'aumônier chargé du soutien spirituel de la communauté Catholique Vietnamienne de Galang était une figure très populaire et respectée dans ce camp. Il était d'origine Italienne et a servi au Vietnam pendant près de dix ans avant la chute du Sud. Il aimait le Vietnam et ses habitants. Ses disciples l'ont honoré d'un nom Vietnamien qu'il mentionnait fièrement comme insigne d'honneur: Père ĐỖ MINH TRÍ. Après la victoire Communiste en 1975, ils ont expulsé père Dominici du pays. A la fin des années 70, témoin de l'afflux de “boat people” Vietnamiens, il s'est rapidement porté volontaire pour venir à Pulau Galang, au service des réfugiés dès son ouverture. En tant que prêtre Catholique il était responsable de toutes les activités de l'église, il était également connu comme un organisateur dynamique et un bienfaiteur qui a travaillé avec passion aux côtés du HCR et du gouvernement local au profit de tous les réfugiés Vietnamiens.
Ce fut une grande surprise pour moi de rencontrer Tran Q. Phuc, un de mes amis les plus proches à la Faculté de Pédagogie de Saigon. Il avait quitté Saigon tout seul bien plus tôt que moi, et son bateau a débarqué en Thaïlande après avoir été attaqué à plusieurs reprises par les pirates. Il avait de la chance de ne pas avoir emmené sa femme et ses deux filles avec lui. Il a passé quelques mois aux Philippines puis transféré à Galang, il a été accepté par la délégation Américaine à se réinstaller en Californie.

UNE PERSONNE TRÈS SPÉCIALE
Une personne très spéciale dont la mémoire sera associée à jamais à notre séjour à Galang: Le Trung. Jeune Vietnamien de 29 ans, célibataire et très cultivé, résident de France. Par l'intermédiaire de la Croix Rouge Française, il s'est porté volontaire pour venir dans cette île indonésienne pour servir les réfugiés Vietnamiens. C'est très rare de trouver un expatrié Vietnamien s'engager dans une tâche aussi bénévole. Il semblait très surpris de découvrir que ma femme et moi étions tous les deux professeurs de Français à Saigon au cours d'une conversation. Il a suggéré qu'ensemble nous puissions offrir des cours de Français pour aider les personnes qui ont choisi d'aller en France, ce à quoi j'étais tout à fait d'accord! Nous nous entendions si bien et sommes rapidement devenus de bons amis. Il s'est souvent arrêté pour nous voir, et partager avec nous les souvenirs du bon vieux temps à Saigon!
Malheureusement, notre séjour au Camp Galang n'a pas été suffisamment prolongé pour que notre projet se concrétise. Le jour de notre départ par bateau à Singapour, où nous devions prendre notre vol dans les prochains jours pour les États-Unis, Trung a proposé de nous escorter. Nous avons dû rester deux jours à Singapour et grâce à sa gentillesse, avec lui comme guide, nous avons eu l'occasion de visiter la plus petite République insulaire d'Asie du Sud-Est. Au lieu de nous laisser moisir dans notre abri temporaire. Trung a passé une journée entière à nous faire visiter la ville avec des séances de photo ; à explorer un immense et somptueux centre commercial hors-taxe, non pour y faire nos emplettes mais plutôt du "lèche-vitrines” ; un bon déjeuner dans un restaurant chinois, quelque chose qui semblait si simple mais qui était vraiment spécial pour nous qui avions dû nous en abstenir ces derniers mois. Il n'y avait rien d'extravagant, mais c'était une dette sentimentale que nous portons encore dans nos cœurs.
Après être arrivé aux États-Unis, pendant plus d'un an, bien que très occupé à recommencer une nouvelle vie, j'ai continué à communiquer régulièrement avec Trung pour le tenir au courant de nos allées et venues, l'invitant à venir nous rendre visite au Texas s'il en avait le temps…
De son côté, il nous a adressé ses mots d'encouragement et sa promesse de venir nous rendre visite éventuellement dans un futur très proche. Il m'a dit qu'il s'était fait de nombreux amis pendant son séjour à Galang, mais que j'étais le seul à m'en souvenir et à rester en contact avec lui. La dernière lettre que je lui ai envoyée datait de 1983. Peu de temps après, j'avais reçu une brève réponse, non pas de lui, mais de sa famille, qui nous a informé que Trung était décédé, sans aucune autre explication. Nous étions tellement bouleversés par la nouvelle. Pourquoi le bon Dieu l'a-t-il enlevé si tôt, un jeune homme, de bonne santé, dévoué et plein de bienveillance comme lui? Sa vie a croisé la nôtre, nous l’avons à peine connu, mais les quelques traces qu'il avait laissées resteraient à jamais dans notre cœur! Repose en paix mon ami!
Deux semaines après notre arrivée à Pulau Galang, nous avons enfin pu établir le contact avec nos frères et sœurs aux États-Unis. Dans leur correspondance, ils nous ont envoyé de l'argent, pas beaucoup, car évidemment, c'était une vraie loterie d'envoyer de l'argent par la Poste. Ils nous ont fortement mis en garde de ne pas postuler pour demander l’asile en France. Ils avaient de bonnes raisons de le faire car après tout, ma femme et moi, tous deux éduqués en français, nos diplômes étaient des diplômes français (reconnus par la France), nous connaissions bien son histoire, sa culture et surtout, nous parlions assez couramment le français. Tous ces avantages nous permettraient sans aucun doute de nous réadapter beaucoup plus facilement dans le nouveau pays. Inutile de dire que la tentation était très forte, nous avons pourtant décidé d'aller aux États-Unis, pas nécessairement pour le seul confort matériel de la société américaine, mais pour une raison beaucoup plus simple: nous souhaitions être proches de nos familles où qu'elles soient!
Entre-temps, nous avons reçu de très mauvaises nouvelles de la famille de Mr. Hai, concernant le sort des deux taxi-boat qui avaient manqué au rendez-vous avec le “grand poisson” le jour du départ: Le premier dont le moteur tombait en panne, n’a pas pu atteindre sa destination ; le second, dans lequel se trouvait la famille de la filleule de l’organisateur, cette jeune dame que j’ai rencontrée et avec qui j’ai eu une courte conversation chez Mr. Hai, a coulé sur son chemin, dans une section du Mékong. Bilan tragique de l’accident: La dame s'est noyée aux côtés de ses deux enfants et d'un de ses frères. Son mari a été sauvé, mais la police l'a vite renvoyé en prison après l'accident.      
Quand l'équipe d'immigration américaine est venue pour l'entretien, notre demande d'asile a été acceptée aisément. Diplômés universitaires avec une maîtrise de l'anglais supérieure à la moyenne, ancien “sous-lieutenant“ dans l'ancien régime, avec des membres de famille résidant déjà aux États-Unis: tous ces avantages ont fait pencher la balance en notre faveur. À la fin de l'entretien, à ma grande surprise, le jeune chef d'équipe américain de l'immigration, m'a demandé avec un grand sourire si j'aimerais servir d’interprète pour son équipe. Je ne voyais aucune raison pour ne pas accepter. Cela m'aiderait à perfectionner mon anglais.
Avec le recul, le séjour sur les deux îles aurait dû être une merveilleuse expérience pour les réfugiés après avoir fui leur pays. C'était de longues vacances gratuites et sans aucun souci. Étonnamment, très peu de gens semblaient pouvoir profiter pleinement de ces moments de bonheur. L’incertitude en était la raison: Certains s’inquiétaient du prochain tête-à-tête avec la délégation d’immigration ou du résultat de l’entretien et d’autres dont la demande d'asile avait été refusée en raison d'une certaine incohérence dans leurs déclarations. Même ceux qui avaient réussi la sélection étaient encore nerveux et inquiets quant à leur avenir incertain dans un pays étranger. Des années plus tard, tout en luttant pour gagner leur nouvelle vie, certains avec plus d'un emploi, la plupart se souviendraient de ce temps céleste avec grand regret!
Le jour où nous quittions Galang pour nous rendre à Singapour, nous avons été pris en charge par un bateau à grande vitesse à la jetée de Pulau Galang. “Sampai Jumpa Galang!” (Au revoir, Galang!) “Terima Kasih Indonésie atas keramahan anda! (Merci, Indonésie, pour votre hospitalité!)

À Singapour, nous avons été hébergés dans une caserne vacante pendant quelques jours. Les conditions de vie étaient encore pires qu'à Galang parce qu'elle ne semblait pas préparée à accueillir un grand ou même un petit groupe de réfugiés. Nous avions même dû dormir à même le sol, mais il n'y avait rien à redire puisque tout le monde a compris que ce serait un inconvénient très court et final. Pour compenser cette adversité temporaire, nous avions reçu une petite indemnité journalière en dollar singapourien avec laquelle nous pouvions acheter de la nourriture et même de la bière Tiger, ce qui était strictement interdit à Galang car l'Indonésie est un pays musulman. Comme mentionné précédemment, sous la direction de Trung, nous avons fait la connaissance de l'île-nation, ce qui était assez impressionnant, en particulier avec des gens comme nous, qui ont enduré six ans dans le Vietnam communiste, arriéré et appauvri. Géographiquement comparé, Singapour n'était qu'une toute petite île de la taille de moins de la moitié de Saigon, l'ancienne capitale du sud du Vietnam. Seulement dix ans plus tôt, le Premier ministre singapourien Lee Kwan Yew a dit qu'il souhaitait qu'un jour Singapour puisse égaler Saigon. Quelle ironie! À peine six ans sous le régime communiste, le Vietnam était dans la pagaille totale. L'extrême pénurie de quoi que ce soit était la norme dans tout le pays, avec peut-être une seule exception: les camps de concentration “poussaient” partout comme des champignons après la pluie. Pendant ce temps, Singapour, sous la direction de bons dirigeants et bien sûr avec beaucoup de sacrifice, est devenue une puissance industrielle indéniable et prospère en Asie du Sud-Est.
Ses centres commerciaux étaient luxueux, grandioses et hors taxes! Malheureusement, nous n’étions que de pauvres réfugiés à peine sortis du camp, la seule chose que nous pouvions nous permettre était de faire du lèche-vitrines! Ce fut une expérience révélatrice, après tout. La population singapourienne était mixte car, outre la majorité d’origine chinoise, j'ai aussi vu des Indiens, des Malaisiens, des Indonésiens, et vous pouvez y utiliser soit le dollar de Singapour, soit le dollar américain, soit la roupie indonésienne dans toute transaction.
Nous sommes tellement impressionnés par les immeubles de grande hauteur, les centres commerciaux modernes, les transports en commun avec de grands bus luxueux et la flotte de Mercedes utilisées pour les taxis*, les parcs bien entretenus avec des fleurs et des tons verts, la qualité de l’air... Nous étions aussi témoins de la civilité, de l'ordre et de la propreté partout où nous allions.
Dans le même temps, Saigon était fortement polluée par de vieux bus, certains étant remodelés utilisant une chaudière à charbon, comme à l'époque très ancienne, au lieu de l'essence ou du diesel. D'autres, à cause d’une pénurie sérieuse de carburant, n'avaient pas d'autre choix que d'utiliser de l'essence bon marché, mélangée avec “vous-savez-quoi “… La fumée épaisse et noire qu'ils dégageaient n'était pas moindre que celle des vieilles locomotives! La population de l'ancienne capitale avait aussi quadruplé du jour au lendemain, accompagnée d’'une affreuse horde de vélos.
Le jour de notre départ pour les États-Unis, un bus nous a emmenés à l'aéroport Changi de Singapour, une autre expérience étonnante, comparé à l’aéroport Tân Sơn Nhất de Saigon. Chacun d’entre nous tenait une grande enveloppe jaune contenant nos papiers d'immigration et nos dossiers médicaux. En attendant le vol, j'ai entamé une conversation avec un Français, debout là avec une très jeune fille d'environ 4 ou 5 ans, que je croyais être sa fille. Après presque 40 ans, Je me souviens encore de son nom. Monsieur Frantoni, qui avait peut-être mon âge, travaillait pour la BNP (Banque Nationale de Paris) à Hong Kong. Grâce à notre conversation, il savait que nous étions des réfugiés vietnamiens, fraîchement sortis du camp et en route pour nous réinstaller aux États-Unis. Il a semblé aussi très surpris d'apprendre que nous étions tous les deux, anciens professeurs de français. Il m'a demandé poliment si je pouvais lui donner mon nom et, si possible, mon adresse aux États-Unis, et avec ma permission, il aimerait être en contact avec nous plus tard. Dans mon esprit, je pensais qu'il me l’avait dit par gentillesse. Je l'ai quand même noté dans un petit carnet qu’il m’a tendu. Quand je lui ai dit au revoir, il m'a serré la main très fort et nous a souhaités bonne chance.
Après le premier mois à Houston, je n'avais toujours pas de travail et je vivais toujours avec ma sœur aînée. J’ai complètement oublié cette rencontre banale à l’aéroport Changi jusqu’à ce qu’un jour, en vérifiant le courrier, j'ai été assez surpris de voir une lettre de M. Frantoni. Son contenu me faisait chaud au cœur:  “Je vous ai rencontrés, vous et votre famille, dans une situation très ironique: j'étais sur le chemin du retour à Hong Kong après une semaine de vacances à Singapour avec ma fille. Au même moment, vous et votre famille veniez de quitter un camp de réfugiés et sur le point de recommencer une nouvelle vie dans un pays étranger, avec plus de questions que de réponses sur les jours à venir. J'admire sincèrement votre courage et vous souhaite, ainsi qu'à votre famille, la meilleure des chances et le succès dans votre nouvelle vie. Au fait, permettez-moi de vous faire parvenir une année complète d'abonnement prépayé au Magazine Littéraire”. Les mots sincères d'un cœur compassionné, m'ont profondément touché et m'ont fait monter les larmes aux yeux! Après six ans dans une société communiste, dans des moments sombres, j'avais cru que la compassion n'existait plus! Ces petites touches , parfois simples mais gentilles, avaient prouvé que j’avais tort. Je me suis réjoui de découvrir que les “ bons cœurs” étaient toujours là, parmi nous!

ADIEU ASIE! BONJOUR AMÉRIQUE!
Après un vol interminable dans le géant Boeing 747 de TWA (Trans-World Airlines), nous sommes enfin arrivés à San Francisco après une courte escale en Alaska.
Un représentant vietnamien de l'USCC (US Catholic Charities) était là pour nous accueillir. Je n'ai pas vu beaucoup d'émotion sur son visage. Il ne nous a pas même souhaité la bienvenue, pas même une question concernant notre long voyage. C’était tout simplement son boulot d’être là. Il avait dû le faire si souvent et pour lui, c'était devenu une routine comme un employé d'une entreprise d'expédition et de réception!
En attendant le bus, il nous a remis une bouteille d'eau potable et un petit sac en papier contenant un sandwich et une banane. Il nous a également dit que nous passerions la nuit à San Francisco, en attendant le vol du lendemain matin vers notre destination finale. Nous sommes montés à bord d'un grand bus qui nous a emmenés au centre d’accueil temporaire. Nous avons été émerveillés par la circulation si dense et très impressionnés par le système sophistiqué d'autoroutes américaines à plusieurs niveaux.
Pendant le trajet, j’ai aperçu un jeune asiatique de mon âge à travers la vitre du bus, au volant d'une vieille Mustang décapotable. Il avait l'air confiant et content, avec ses longs cheveux flottant dans la brise! Pour moi, c'était l'image parfaite d'un homme réussi, quelqu'un que je souhaitais être un jour! Ce moment ordinaire est encore vif dans ma mémoire après plus de quarante ans. Ce type ne saura jamais qu'à un moment donné, un pauvre réfugié l'a regardé avec tant d'admiration!
Nous sommes finalement arrivés à l'abri temporaire, c’était une ancienne caserne militaire, mais qui paraissait bien maintenue et en excellent état. Le guide nous a fait visiter les installations qui étaient bien aménagées pour rendre notre court séjour très confortable: Lits, matelas, douche d’eau chaude, serviettes. On nous a donnés rendez-vous dans la salle à manger à 19h30. Après une douche chaude rapide, la première chose que j'ai faite a été de chercher un téléphone public. Mon frère, qui vivait en Californie, était très excité d'entendre la voix de son jeune frère après tant d’années. Je lui ai fait savoir que nous allions bien et actuellement à San Francisco pour la nuit, et que je prendrais l'avion pour Houston demain. Je lui ai demandé d'informer ma sœur de notre arrivée. Mon frère m’a promis de venir nous voir à Houston le plus tôt possible.
Nous sommes allés à la salle à manger comme prévu et prêts pour notre premier repas en Amérique. Le menu était assez simple: poulet grillé avec salade, et il y en avait beaucoup, croyez-moi! Je n'ai jamais vu autant de poulet (*), surtout pour un petit groupe comme le nôtre.  La viande étant devenue une chose rare ces dernières années, notre groupe d'une vingtaine de personnes, inspiré par l'esprit “buffet à volonté“, a tenté désespérément de finir le poulet pour ne pas gaspiller de la nourriture! Pourtant, après le repas, près d’un tiers de la viande est restée intacte! Nous avons terminé notre dîner avec une tasse de café, qui était loin de notre traditionnel café français, fort et savoureux.
(*) Cela m'a rappelé le temps où je suis retourné à mon poste d’enseignement après avoir été libéré du camp de “rééducation“ des communistes. De temps en temps, en tant qu'enseignants, nous pouvions acheter chacun, à prix réduit, un poulet vivant d'une coopérative non loin de notre école. Ces poulets ont été élevés de telle manière que nous avons surnommé avec sarcasme, à la “méthode d'élevage Staliniste“. Ils nous ont rappelé de ces pauvres et décharnés prisonniers des goulags Soviétiques en Sibérie. Le poulet n'était rien de plus qu'une légère boule de plumes avec beaucoup plus d'os que de viande! De nos jours, tout éleveur qui oserait adopter la même méthode serait sans aucun doute poursuivi pour cruauté envers les animaux! Pourtant, deux poulets maigres et trois gros choux pour en faire une “salade de chou au poulet” (Gỏi gà bắp cải) accompagnée d’un pot de soupe mince de riz au poulet, satisferaient amplement plus de 7 ou 8 enseignants affamés!
Après un repas plutôt copieux, j’ai emmené ma femme et mon fils dans la grande cour pour une petite promenade. Quelle agréable surprise, il était 9 heures du soir, et le ciel de San Francisco était encore doucement brillant, et il faisait étonnamment frais pour début juin! Silencieusement, je me laissais plonger dans un profond sentiment de bonheur.
Le lendemain, laissant “notre cœur à San Francisco“ (I left my heart in San Francisco), nous avons embarqué sur un vol Continental Airlines pour notre destination finale: Houston, Texas. Alors que l'avion était sur le point d'atterrir, j'ai été frappé par cette teinte vert foncé couvrant une vaste zone entourant l'aéroport. Dans mon esprit, le Texas, la capitale des Cowboys, devrait être nu, aride et couvert de cactus, comme le montrent tous les westerns. J'ai eu tort!
Le 5 juin 2021 a marqué la 40e anniversaire depuis que nous sommes devenus Texans! J'avais 32 ans, j'aurai 73 ans en mai prochain!

Houston, le 31 Décembre 2021
THUAN V TRAN (STEVE TRAN)
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* La version originale de ces mémoires en vietnamien “VƯỢT BIÊN LAN MAN TỰ TRUYỆN“ du même auteur est disponible sur Google ou sur simple demande.
https://daihocsuphamsaigon.org/index.php/van/150-tranvanthuan/1221-vu-t-bien-lan-man-t-truy-n
* La version Anglaise “ESCAPE BY SEA” du même auteur est disponible sur simple demande.
LIBERTÉ/ Paul Éluard (Un poème que j’ai tant aimé)
https://ee.mlfmonde.org/stavanger-lycee-francais/wp-content/uploads/sites/7/2017/02/texte_original_poeme_liberte.pdf

Bổ túc phần Pháp văn ngày 07 tháng 04.2022